Les Poilus (La France sacrifiée)
longues étapes à pied, attendent avec impatience l’heure H.
Trois armées se sont ainsi concentrées en respectant les règles strictes du camouflage. Le vainqueur de Caporetto, Otto von Below, commande aux 18 divisions qui prennent position au nord du secteur d’attaque, grossièrement entre Arras et Cambrai. Il est aux ordres du Kronprinz Rupprecht de Bavière, et compte dans les rangs du 16 e régiment de réserve bavarois le caporal Adolf Hitler, agent de liaison.
Les 20 divisions de Georg von der Marwitz sont au centre, devant la III e armée britannique de Byng. Enfin les 24 divisions de retour de Russie commandées par Oskar von Hutier doivent bousculer les unités de la V e armée de Gough, sur la ligne Saint-Quentin-Roye. Ce Junker parfaitement conforme à l’image de l’officier prussien d’état-major est l’enfant chéri du Kronprinz de Prusse. Il est célèbre dans la troupe pour avoir enfoncé le front d’une armée russe devant Riga, en septembre 1917, grâce à sa méthode d’assaut parfaitement synchronisée de l’artillerie, des groupes d’infanterie et de l’aviation.
Ludendorff compte sur ces généraux éprouvés, et non sur les princes dont les casques à plaques d’argent et à pointes d’or, les chapkas [95] rutilantes et les dolmans à brandebourgs tressés irritent les combattants de première ligne au Stahlhelm bosselé, troué d’éclats d’obus, maculé de boue, peu enclins à rendre hommage aux seigneurs de la guerre, exaspérés par les discours dynastiques et par les rodomontades sur la dernière des offensives.
Ils croient davantage aux 6 600 canons lourds installés et dûment camouflés entre la Scarpe et l’Oise, entre Arras et La Fère, au nouveau gaz à ypérite qui oblige les Français à fabriquer précipitamment un masque adapté, aux 3 000 avions d’assaut et de bombardement qui tournent chaque jour au-dessus des lignes. Chaque soldat se rend compte, écrit Jünger, le lansquenet optimiste, « de ce que nous sommes et quels sont nos droits à l’existence et à la suprématie ». Le « chant de force » rythmé par le bruit des moteurs enseigne aux Stosstruppen des paroles très différentes des litanies du Kronprinz : « Devant notre assaut, la terre se fend ; le feu, le poison et les colosses de fer vous précèdent. En avant, en avant ! Sans pitié et sans peur ! Il s’agit de la possession de l’univers [96] ! »
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Ludendorff a-t-il réellement cru pouvoir reprendre en compte les ambitions de ce pangermanisme à langage nouveau, à l’extrême fin de la guerre ? Il était en tout cas en mesure, s’il bousculait les Anglais, de se présenter devant les Américains comme la seule force capable de repousser le bolchevisme, et de monter la garde en Europe contre la révolution. Sans doute les Quatorze points du président Wilson, diffusés dans le monde en janvier 1918, pourraient-ils fournir une base de discussion avec une Allemagne qui demeurait maîtresse du jeu et entendait bien, sans rien lâcher à l’ouest, garder ses positions à l’est en les accommodant de créations d’États prétendument indépendants dans la Baltique, en Pologne, dans les Balkans et le Caucase. L’offensive de paix de Ludendorff donnait à Brockdorff-Rantzau les moyens de négocier directement avec Wilson, dont il avait parfaitement assimilé et adopté le discours sur la liberté des peuples.
Les Anglais céderaient-ils le leadership mondial qu’ils conservaient en 1914, malgré la montée en puissance spectaculaire de l’Amérique ? Ils avaient engagé près de 500 000 hommes en Orient pour s’assurer la maîtrise des pétroles de la région et défendre la route des Indes. L’armée d’Allenby, venue du Caire, avait fait défiler 3 000 soldats juifs [97] dans Jérusalem pendant que les cavaliers arabes de Lawrence s’emparaient de Damas. Elle marchait sur Constantinople, protégée par un nouveau groupe d’armées, Yilderim, organisé par Falkenhayn et son état-major, et renforcé des 6 000 hommes de l’Asian Korps dont Ludendorff avait accepté de se priver pour sauver la route et le chemin de fer de Bagdad. Le général britannique Maude, commandant l’armée de Mésopotamie, venait d’entrer dans la ville et remontait sur Mossoul, déchirant les images du grand rêve allemand.
L’Angleterre était la seule à prétendre assumer, contre l’Allemagne, une vraie guerre mondiale. La France pouvait tout au plus intervenir dans
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