Les Poilus (La France sacrifiée)
d’abord aveugle, est sévèrement réglementée. Quand les mutins sont des centaines de milliers sur le front de l’Ouest et dans les régiments métropolitains de l’armée d’Orient, les condamnations à mort sont limitées, les cours de justice régulièrement constituées, la grâce du président de la République toujours possible. Plus le mouvement gagne en ampleur, plus la répression est mesurée et la politique de guerre alterne les décisions jugées indispensables avec les mesures de clémence.
Les insoumis, plus nombreux en 1918 parmi les jeunes classes qu’en 1914 à Paris, sont traqués, retrouvés, expédiés au front dans les unités disciplinaires. La répression est stricte ; elle peut être injuste, mais il est dans l’intérêt des états-majors qu’elle soit dominée. Les grandes défaites, Charleroi, Caporetto chez les Italiens, conduisent à des excès. Ils sont officiellement dénoncés, tout comme les violences au front. Des directives signées d’un général du corps expéditionnaire en Orient recommandent aux hommes de l’avant de traiter les Bulgares comme des êtres humains. Violence des corps à corps, brutalisation des hommes engendrant le retour des crimes à main nue, des luttes sans merci, pas même pour les blessés. La peur engendre la haine.
Aussi l’héroïsme, le dépassement de soi, le sacrifice pour sauver l’ami, le frère, le gradé même. On voit les hommes prendre des risques pour ramener les blessés abandonnés par les brancardiers dans le no man’s land entre les lignes. Pas d’obligation de trêve pour les enlèvements. Les blessés doivent y mourir. C’est la loi de la guerre totale. Il arrive pourtant qu’ils en réchappent, parce que des accords ont été conclus ponctuellement, d’une ligne à l’autre, ou plus souvent parce qu’ils ont été recueillis par l’ennemi, au cours de l’action.
Mais la peur des fraternisations est telle que le rituel des enlèvements de corps, jadis admis et encouragé par les états-majors, a pratiquement disparu de la guerre moderne. Seule la peur des épidémies peut éventuellement conduire les responsables à décider l’arrêt du feu pour enfouir les cadavres. Les récits de guerre fourmillent de visions de l’espace entre les lignes où les tués pourrissent dans les réseaux de fils de fer barbelés. Les blessés meurent lentement, faute de secours. Morts, ils sont abandonnés sans sépulture.
Il n’existe pas de répit, ni d’humanité. De plus en plus les soldats montant en ligne ont le sentiment d’être des morts en sursis. Ils maudissent la guerre et tiennent cependant, parce qu’ils n’ont pas d’autre choix, parce que la patrie n’a pas d’autre choix, et que chacun est logé à la même enseigne. Plus ils survivent dans les tranchées, moins ils ont statistiquement de chances de s’en tirer indemnes. Les blessures sont pour eux le seul espoir d’échapper à la mort programmée. Ou la lassitude de l’ennemi, également enlisé dans une lutte sans fin.
Le regard à la fois sauvage et traqué, toujours aux aguets, le visage immobile des hommes de l’avant en disent long sur les souffrances subies et les peurs réprimées. Ces hommes ne sont pas nos aïeux lointains, ils restent nos frères, ils ont vécu ce que nous aurions pu vivre. Ils ont droit à toute notre attention.
1
LES PANTALONS ROUGES
L’imaginaire des Français de 1914 est encore peuplé de sons, de bruits non identifiables aujourd’hui. Les roues cerclées de fer des charrettes sur les chemins rocailleux, l’assourdissement de la forge et des marteaux laminant l’acier porté au rouge, les sifflements des locomotives rurales, les aboiements des chiens de villages, lancés librement en bandes joyeuses sur les places non goudronnées des églises ou des mairies, les déchirantes sirènes des petites usines de province, celles qui appellent à heures fixes au travail. Les bruits changent, les hommes aussi.
La mobilisation est d’abord une affaire de cloches et de tambours. Elle fait beaucoup de bruit dans les villages, où vivent encore la moitié des Français, elle est reconnaissable aux sons, qui annoncent un cataclysme. Il est inhabituel que sonne le glas, simultanément, dans toutes les églises de Bretagne dont les clochers ressemblent à des dunettes de navires. Il ne cesse pas, il s’installe, pour que nul n’ignore qu’il a sonné la fin du monde.
Les cloches carillonnent aussi aux clochers des
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