Les Poilus (La France sacrifiée)
l’arrivée des Vikings, celles des uhlans en 1870, des Cosaques en 1814. Voici revenu le temps des invasions. Tous se portent à la frontière. « Maintenant au moins, on est fixé », dit à Charles Le Goffic un ouvrier breton, sur le quai de Lannion. « Il fallait en finir », c’est le mot qui revient sans cesse dans les conversations. Les cloches annoncent la fin.
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Après les cloches, les tambours. Non pas ceux de la clique. Les régiments sont en caserne, préparent leur départ dans la fièvre. Pas de défilés au premier jour, un rassemblement. Le tambour qui parcourt les rues et s’arrête à chaque carrefour ne bat pas la charge. C’est celui du sergent de ville. Il réveille la population.
Toute la nuit il bat en Lorraine, d’heure en heure, afin que nul ne se rendorme. Les hommes doivent rejoindre au plus tôt les unités des frontières pour compléter les effectifs. Le tambour passe et repasse, il bat le rappel du devoir.
Ce n’est pas un tambour militaire. Mais, depuis longtemps, la nation marche au pas, à l’usine comme au régiment. Sous Napoléon, on réveillait les lycéens au son du tambour. Son usage civil est universel dans les mairies, où réside l’autorité. Faire battre tambour est le privilège du maire élu, représentant du pouvoir souverain. Il indique que le discours qui va suivre est celui de l’État, de la Loi. Le tambour ne bat pas la charge pour lever des volontaires comme en 1792, il annonce une communication officielle du gouvernement, à qui le baron de Schoen vient de déclarer la guerre au nom de son maître, l’Empereur-Roi. Fermez le ban !
Tous les hommes sortis du service militaire connaissent le ban. C’est le pouvoir de commandement du général, qui a roulé les feuilles de chêne gauloises autour de son képi doré, rouge au sommet, comme le manteau de Jules César. Le roulement du tambour annonce aux civils qu’il est temps de laisser les champs et les troupeaux, les femmes et les mères, pour se rendre au camp et prendre les armes. Il n’y a pas de quoi surprendre un jeune Français. Il est mentalement préparé à cette guerre depuis son entrée à l’école primaire. La lecture du manuel d’Ernest Lavisse lui a appris qu’il devait être plus tard un bon soldat, que la France était une mère malheureuse et bafouée, dont l’honneur était à défendre. Il a entendu à la veillée les récits de la précédente invasion, transmis dans les campagnes du Nord et de l’Est par la tradition orale. Il n’a pas été sourd à l’épopée des aînés, de retour du service militaire, sur les grandes manœuvres et la découverte des villes. Il a entendu parler périodiquement des crises avec l’Allemagne, depuis le début du siècle. Le tambour est un rappel au devoir, pas un appel à l’héroïsme.
La guerre n’est certes pas alors conçue comme une hécatombe programmée, plutôt comme une promenade militaire en pays facilement conquis. Le tambour notifie qu’il est temps de prendre le train, que les Allemands n’attendront pas. La guerre est certes une aventure, qui répugne surtout aux bourgeois installés, elle n’est pas vécue comme une promesse de massacre, ni de ruine totale. On part pour corriger des voisins voleurs de prunes, leur reprendre le bien perdu, les empêcher de conduire leurs troupeaux dans nos campagnes conquises. Tous doivent obéir au devoir militaire. On leur a répété cette maxime fondamentale au régiment comme à l’école de la République. Ils partent sans protester, qu’ils soient ou non syndiqués. Les premières nouvelles dorment raison au gouvernement : les Allemands n’ont-ils pas envahi la Belgique ? « Il faut en finir » et peut-être décourager à jamais l’esprit de guerre. « Je pars soldat de la République pour le désarmement général et la dernière des guerres », dit alors Charles Péguy. Il répond le premier au son du tambour, donnant l’exemple à la caste des intellectuels normaliens.
Le tambour instrument du pouvoir : les gendarmes ne sont jamais très loin, dans les campagnes, pour avertir les récalcitrants, piquer de leur sabre les traînards, veiller à l’ordre de la mobilisation. Les brigades de la « Blanche » sont sur le qui-vive. Elles ont été renforcées pour affronter l’immense tâche de faire accomplir le devoir militaire à 3 580 000 Français. Pour la première fois dans l’histoire de France, la totalité de la population masculine en âge de
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