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Les Poilus (La France sacrifiée)

Les Poilus (La France sacrifiée)

Titel: Les Poilus (La France sacrifiée) Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Pierre Miquel
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innombrables églises de Paris, à Saint-Germain-l’auxerrois, qui avait annoncé en 1572 la Saint-Barthélemy, comme à la Madeleine ou à Notre-Dame-des-Victoires. À Pieusse, le pays très occitan du poète surréaliste Joseph Delteil, les paysans apprennent la mobilisation par les cloches dans leurs vignes. Ils luttent ordinairement contre la grêle et le mildiou, et les nouvelles venues de Sarajevo leur paraissaient bien lointaines. Mais le tocsin est formel : cette fois, c’est pour eux !
    Le 1 er août, les cigales se taisent brusquement, les mulets et les chèvres dévalent les pentes, comme s’ils fuyaient les laves de l’Etna, la cloche tinte « à tour de bras, dans une hallucination d’airain ». On rentre les canards en silence, personne n’ose plus battre un âne. Le pays retient son souffle. On essaie d’avoir des informations. En vain. Les cloches sont seules à communiquer.
    Elles sonnent à la volée dans les églises de Lyon, à la « Bonne Mère » de Marseille, aux Saintes-Maries-de-la-Mer au milieu des gitans et des gardians, à la cathédrale massive de Laon, au beffroi d’Arras, aux innombrables clochers de Nancy. Charles Le Goffic a raconté le jaillissement soudain du tocsin sur les plages bretonnes autour de Ploumanac’h. Depuis plusieurs jours les Parisiens en vacances étaient partis en train ou en automobile, craignant la fermeture des passages à niveau. La cloche de Perros avait commencé, puis celles de Saint-Quay, de La Clarté, de Pleumeur-Bodou, de Trégastel, de Trébeurden… « Les grosses à la voix de basse-taille, les petites à voix d’enfants de chœur, et les nasillardes, les fêlées, les dolentes, les rageuses et les bocagères, celles du littoral au timbre grelottant comme des voix de noyés. » Les cloches glaçaient l’âme.
    Le clergé a joué son rôle dans le grand départ. À Paris, le tocsin a surpris. On ne l’avait pas entendu depuis très longtemps. En province c’est pire encore : « Voici le glas de nos gars qui sonne », disait dans l’église de Plumaudan, en Bretagne, une vieille femme qui avait connu la guerre de 1870. Le curé de Lons-le-Saulnier, l’abbé Poulin, était triste : on démontait les manèges de chevaux de bois. Il n’y aurait pas, cette année-là, de fête patronale de la Saint-Désiré.
    Dans la plupart des départements ruraux, les moissons n’étaient pas achevées. Les paysans apprenaient par les cloches qu’il fallait se rendre au village et s’informer. Abandonneraient-ils les gerbes pour obéir aux injonctions des gendarmes ? Ils parcouraient les campagnes à cheval, à bicyclette, en automobile, cherchant leurs ouailles avec acharnement. Émilie Caries raconte que, dans son hameau du Briançonnais, elle était « dans l’herbe au milieu des trousses » quand elle avait entendu les cloches. Les feuilles de route étaient déjà distribuées au village. « Tout le monde était dehors, raconte-t-elle, on se parlait, on s’interrogeait… Il y en avait qui prenaient ça à la rigolade, mais il y avait les autres, les inquiets qui voyaient tout en noir. En l’espace d’une semaine, le village avait changé du tout au tout. Il n’y avait plus d’hommes entre vingt et quarante ans ». La moitié des effectifs des régiments d’infanterie se présenterait dans les corps d’armée en venant directement des champs. On avait tout juste admis que les paysans occupés aux batteuses pouvaient achever de battre le grain avant de prendre le départ. Une concession indispensable : les moissons devaient être engrangées.
    Ils étaient partis dans une envolée de cloches. Dans le culte catholique, elles marquaient la fin, sonnaient le glas. Il s’agissait aussi d’une fin, celle du bien vivre et de la trop longue paix. Dans les églises bretonnes, les hommes demandent au recteur surpris par cette affluence inhabituelle de se confesser et de communier, comme s’ils ne devaient plus revenir. On part comme jadis à la croisade, sans avoir toujours l’espoir d’un retour. Au fond de soi, on sent bien que les temps des vaches grasses sont finis. L’heure est venue de payer tribut à la mort. Une résignation triste accompagne le son des cloches, qui contraste avec la gaieté affichée dans les gares. Quand tout un pays part en guerre, il éprouve dès le premier instant la nostalgie de la paix perdue.
    Les cloches rappellent un devoir, se dresser pour parer au danger. Elles annonçaient au loin

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