Les Poilus (La France sacrifiée)
prendre les armes est conduite au dépôt, pour se rendre ensuite à la frontière. C’est un mouvement social d’une ampleur sans précédent.
Les tambours de ville parcouraient les rues des villages et les maires, le ruban tricolore en écharpe, lisaient l’ordre de mobilisation. À Réméréville, en Lorraine, les ordres de route avaient été distribués par les gendarmes dans la nuit du 1 er août, à vingt-trois heures. À une heure du matin, tous les hommes sont partis. Le jeune Dorgelès se promenait dans la rue, à Paris, le 1 er août. On lui dit que l’affiche de la mobilisation était apposée dans toutes les mairies. « Je n’ai fait qu’un bond jusqu’à la rue Drouot, écrit-il […] Je me suis approché de la fascinante feuille blanche collée à la porte. Trois lignes, écrites d’une main qui tremblait. C’était le faire-part d’un million et demi de Français. »
Pour la première fois le pays quadruplait ses effectifs militaires, portant aux armes toute la population valide. Au village, ceux qui n’étaient pas recrutés insistaient parfois, non par patriotisme, mais pour ne pas subir l’opprobre des familles sans hommes, pour ne pas être plus tard montrés du doigt comme des anormaux ou des asociaux, pour pouvoir trouver du travail après la fin de la guerre.
Rares étaient les insoumis dont s’occupaient activement dans les villes les préfets et leurs policiers, tenant prêt le carnet B où des listes d’arrestation de leaders syndicalistes avaient été dressées. On trouve quelques traces d’insoumission dans les pays industriels ou miniers, la Loire plus que le Nord, où les hommes se regroupent en maquis, bientôt cernés et réduits par les brigades de gendarmerie, vigilantes sur tout le territoire. Les gendarmes doivent s’assurer que personne n’échappe, que chacun est bien décidé à payer l’impôt du sang. Ils sont le fer de lance de la mobilisation. Ils n’ont guère besoin de sévir, ni d’enfermer. Se porter à la frontière est perçu comme un devoir, au pire comme une obligation, très exceptionnellement comme une contrainte injuste et contestable.
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Le bruit de la foule est dominé, autour des gares, par le halètement impatient des locomotives. Les trains se succèdent sans arrêt. Au 1 er août, écrit plaisamment Delteil, « la France devint une gare. Chaque colline abritait un chemin de fer, chaque village une station ».
Le programme de construction des voies d’intérêt secondaire de Charles de Freycinet avait porté ses fruits. De chaque sous-préfecture pouvaient partir des convois pour Paris et Lyon, et de là pour les frontières. Les Finistérois conduits à la gare en char à banc sauteraient dans le petit train de Brest à Châteaulin. Les mineurs de Commentry ou de Saint-Eloi utilisaient la ligne d’Eygurande ou celle de Clermont-Ferrand. La capillarité des voies ferrées était telle dans le pays que l’on pouvait effectivement recueillir les appelés derrière chaque colline et les conduire sur les longues rames de wagons à bestiaux et de plates-formes roulantes chargées de charrettes et de canons vers les grands centres de rassemblement des dépôts. Telle est la première étape.
Chaque Français est pourvu d’un livret militaire individuel porteur d’une feuille de route rose qui indique le lieu et le délai consenti pour répondre à l’appel. Il doit se rendre le plus tôt possible au lieu de mobilisation, généralement une ville du département ou de l’arrondissement pour les fantassins. Ainsi les gens de la région de Montluçon se rendent-ils à l’appel de la caserne du 121 e régiment, les artilleurs, comme les chasseurs à cheval doivent prendre le train pour se rendre au 53 e régiment de Clermont-Ferrand, les dragons à Limoges, les cuirassiers à Lyon ou à Tours. Il n’est pas question de retarder son départ.
Des files de civils, accompagnées de leurs parents proches, se rendent dans les gares. Les Parisiens sont attendus dans les casernes et les forts de la couronne. Un héros évoqué par Paul Vialar s’embarque à la gare de l’Est, lesté de cadeaux et de provisions, pour se rendre à Toul, au 167 e d’infanterie, au plus vite. Maurice Genevoix, sous-lieutenant d’infanterie, doit rejoindre le 106 e à Châlons-sur-Marne. Marc Bloch prend la direction d’Amiens, où les sergents recruteurs du 273 e régiment l’attendent pour l’habiller.
La première étape est généralement riche
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