Les Poilus (La France sacrifiée)
compagnie se sont encore égrenés. Ils ne sont plus qu’une trentaine vers Breuil-le-Sec et Sennecourt, villages accueillants où ils boivent du vin offert par l’habitant et mangent à leur faim. Au cantonnement de Catenoy, les cuisiniers font cuire dans une immense lessiveuse des quantités délectables de pommes de terre et de riz. Mais toujours pas de pain.
À Liancourt, Péguy fait saisir les boules dans toutes les boulangeries de la ville et les fait distribuer aussitôt. Les hommes commençaient à « perdre le goût du pain ». À Senlis, on apprend que le train régimentaire a été capturé par les uhlans. Pour la première fois, presque au terme de la retraite, on en entend parler. Tous le croyaient perdu. La faim est telle que Péguy ne peut se retenir de donner l’autorisation de saisir les poules et les lapins dans les fermes abandonnées. On les embroche à la baïonnette pour les flamber et les manger à demi cuits.
En trois jours et trois nuits, la colonne vient d’abattre cent cinquante kilomètres, sans jamais être ravitaillée par le train régimentaire. Pendant toute la campagne, l’approvisionnement des unités en marche n’est nullement réglé par la logistique. L’état-major ne s’est pas donné les moyens de fournir régulièrement en vivres, au jour le jour, les combattants. Tous les prétextes sont bons pour expliquer les défaillances. Il reste que les armées meurent de faim, ou se nourrissent, comme au temps des mercenaires, sur l’habitant.
Une dizaine de pantalons rouges tout au plus parviennent au terme de la retraite, sur la Marne. Péguy s’est donc en vain époumoné pour tâcher de rallier ses ouailles. Les vieux officiers ne résistent pas aux marches forcées, qui viennent rapidement à bout de leurs chevaux. Pour les ménager, ils marchent à pied. Le capitaine, pourtant « courageux et énergique », perd pied au point de se faire tirer par son cheval qu’il tient par la queue. Les traînards ont les pieds en sang. Péguy réquisitionne des charrettes pour porter les sacs, qui disparaîtront dans la retraite et manqueront cruellement aux premiers bombardements. Plus tard, quand les hommes épuisés se traînent, il fait aussi porter leurs fusils.
À trois heures du matin, le 3 septembre, les rescapés de la compagnie se retrouvent dans la petite ville de Luzarches. Là, des régiments entiers dorment sur les trottoirs. D’autres se chauffent autour de grands feux allumés dans les champs, qui servent à rallier les traînards. Dans un climat de déroute, chacun reconnaît les siens, à tâtons, au petit matin. Les regroupements dans la cohue tiennent sans doute du miracle et de l’énergie de sous-officiers plus résistants que les autres, qui se chargent de restaurer la discipline. Ils tiennent aussi au renforcement de brigades de gendarmerie et aux unités fraîches venues de Paris qui gardent sans faiblesse, baïonnette au canon, la ligne de retraite prévue.
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Joffre lance son ordre du jour du 2 septembre 1914 : « Passer par les armes les fuyards ! » Il répétera cet ordre le 7, alors que la bataille de la Marne est déjà commencée. « Des hommes sont retrouvés aux bivouacs et à l’arrière, sans sacs et sans fusils. Il est indubitable que la plupart de ces hommes ont abandonné leur poste. »
Si le général en chef avait pu suivre les colonnes éclatées de la retraite, il aurait pu voir dans quelles conditions les gradés eux-mêmes, comme Péguy, avaient fait charger les sacs, et jusqu’aux armes, sur des charrettes. « Il y a donc lieu, poursuivait Joffre, dans chaque cas particulier, d’examiner s’il convient de les faire passer en conseil de guerre pour abandon de poste. Nous devons être impitoyables pour les fuyards. » Il en appelle à la stricte discipline. Les rapports sur l’arrivée des soldats en retraite le comblent d’indignation et le décident à sévir. « Les hommes ont un laisser-aller et un débraillé intolérables, écrit-il rageusement. Certains quittent leurs colonnes sans autorisation et sans qu’un ordre vienne les rappeler à leur place […] On s’arrête dans les villages. Les mouvements des voitures sont mal réglés. »
Et pour les officiers ? Les « limogés » (envoyés à Limoges, l’expression est de l’époque) ont été rayés des cadres, dans les cas les plus graves, le plus souvent éloignés des champs de bataille, sans jamais être traduits en conseil de guerre. Il est
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