Les Poilus (La France sacrifiée)
était moins éloigné dans les mémoires que le deuxième Sedan, celui de 1940, ne l’est dans la nôtre. Tant qu’il y aurait une chance d’éviter cette catastrophe, ils se rallieraient autour du drapeau, au son du clairon, en colonnes d’assaut. Ce qui les inspirait n’était pas seulement la peur du gendarme, mais une autre peur, la grande peur de l’été 14 : voir la France envahie et asservie pour toujours. Cette angoisse les tenait au ventre.
Pourtant quelle amertume, sous le képi des soldats ! Combien de camarades morts pour rien, dans des attaques sans but et mal préparées, par des états-majors trop loin des lignes, sous les ordres de chefs trop souvent incapables d’exécuter un mouvement commandé en l’interprétant correctement, de ménager les hommes accablés par le feu. Les mutations imposées par l’état-major réjouissaient le soldat, mais l’inquiétaient en même temps. Pourquoi lui avait-on donné comme chefs tant de badernes ou de vieillards ? Ou des théoriciens d’école de guerre, tenant le principe de l’offensive pour la seule règle d’or du métier ?
On pouvait comprendre leur colère. Les avait-on assez laissés mourir de faim et de soif, même dans les marches d’approche ? Pourquoi l’intendance était-elle si défaillante ? Dans le désordre des premières campagnes, beaucoup accusaient le commandement d’imprévoyance, voire d’insouciance. Le soldat n’avait qu’à vivre sur l’habitant ! Comment pouvait-on alors condamner avec férocité le chapardage ? On raconte qu’à Dixmude, Grossetti, que l’amiral Ronarc’h appelait avec ironie « le Professeur », avait vu sortir d’une maison en ruine des soldats traînant des chaises, des portes d’armoires, ou encore des couvertures destinées aux tranchées. Il dégainait aussitôt son revolver pour les interpeller en personne.
« Ignorez-vous qu’ils ont inventé le terme “dixmuder” ? lui dit le Breton. Mes marins sont lâchés par le commandement, sans renforts, seuls dans une ville déserte. Ils considèrent que le vol d’un poulet ou la traite de vaches abandonnées dans les champs n’est pas un crime. »
Déjà le soldat râle et proteste. Il n’admet pas qu’on le traite en esclave. Il est braqué contre les décisions et les insuffisances de l’état-major, contre les ordres inconsidérés des chefs. Il n’accepte pas les défaillances du service médical, et moins encore celles du ravitaillement. Il entend bien, quitte à poursuivre la guerre qui promet d’être longue, qu’à tout le moins on le respecte. Il est devenu un poilu.
3 LES TRANCHÉES
Pour les pantalons rouges accablés par les campagnes de 1914, la tranchée n’est pas un enfer, c’est un refuge. C’est aussi l’avis des Feldgrau qui n’ont pas moins marché ni supporté le feu du canon que les Français. De part et d’autre, on n’est pas fâché de s’enterrer, de connaître la vie immobile du secteur, sous la protection des barbelés et des parapets renforcés, dans les boyaux étroits creusés dans l’argile verte ou rouge, le calcaire de Champagne, le grès des Vosges, le sable des dunes flamandes ou les marnes molles. Les poilus allemands font aussi l’apprentissage des poux, des puces et de la géologie.
Le caporal Ludwig Renn a été engagé depuis le début de la campagne. Il a combattu sur la Meuse, ayant beaucoup marché en Belgique. Son père a été rappelé dans la territoriale. Il a cru prendre le « train direct pour Paris », selon l’inscription tracée à la craie sur le wagon de son train. Il a chanté avec ses camarades le Wacht am Rhein en traversant le fleuve. Son colonel était un junker, mais son adjudant un instituteur. Les hommes étaient « transportés d’enthousiasme guerrier » en franchissant la Meuse dans la III e armée du général von Hausen.
Ils avaient rapidement déchanté. Ils conservaient le souvenir d’avoir marché et marché sans cesse, au-delà de leurs forces. Les premières marches étaient raisonnables, quelques lieues seulement. On les entraînait progressivement. Mais ensuite les étapes étaient de cinquante kilomètres avec leurs chaussures à clous qui leur blessaient les pieds. Quand ils avaient passé la frontière belge, ils ne se rasaient déjà plus. « Une barbe touffue d’un blond presque transparent » couvrait le visage du caporal jusqu’à la fin de la guerre, par le même réflexe que les Français d’en face.
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