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Les Poilus (La France sacrifiée)

Les Poilus (La France sacrifiée)

Titel: Les Poilus (La France sacrifiée) Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Pierre Miquel
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et leur tête est grise comme le sable à l’assaut du château imprenable de Woumen, où ils se font tuer après les chasseurs à pied. Les attaques se succèdent, sans autre résultat que de décimer les assaillants. Il faut remplacer les braves de la division du Maroc par ceux d’Algérie. Quand les Allemands commencent leur dernière attaque sur Dixmude, que les Français défendent pied à pied depuis octobre, les Sénégalais sont encore en première ligne, avec les marins, les chasseurs et les Belges. Ils sont épuisés, transis de froid, démoralisés par la pluie glacée. Les compagnies de 250 hommes sont déjà réduites à 130 [33] .
    Leurs officiers sont tués, les uns après les autres. Les Allemands ne font pas de quartier aux hommes qui résistent pied à pied dans les tranchées boueuses au sud de Dixmude. Les corps à corps sont atroces, les tirailleurs sont livrés, sans leur commandement disparu dans la bataille, à l’agression la plus brutale. Les prisonniers seront rares. Quand Dixmude est abandonné, et qu’il faut à tout prix tenir la rive de l’Yser, les survivants sénégalais sont regroupés et renvoyés au combat.
    Aux côtés des fusiliers marins et des fantassins belges, sur la route d’Esen et de Woumen, au sud de Dixmude, ils tiennent jusqu’au bout de leurs forces. Les seuls à sauver leur vie sont ceux qui ont réussi à se glisser le long de la voie de chemin de fer pour rejoindre l’Yser. Ils sont exténués. Ils ont perdu tous leurs officiers, sauf le capitaine Lucquet : il pleure quand il reconnaît à grand-peine le sergent Moussa-Keita, de sa compagnie. L’homme a tout le bas du visage emporté.
    En face, les Allemands ramassent leurs morts. Le niveau du fleuve monte. Ses rives sont devenues intenables. Falkenhayn regrette soudain d’avoir gaspillé la jeunesse d’Allemagne dans une offensive vouée à l’échec. Le général Grossetti refuse la dernière attaque qu’on lui commande, de nuit, contre Woumen. Il compte aussi les victimes de cette effroyable tuerie. Ouvrir les écluses de Nieuport pour inonder la vallée aurait sans doute pu, si la décision avait été prise plus tôt, éviter ce carnage.
    *
    Ainsi s’achève, vers le 17 novembre 1914, la période des pantalons rouges. La guerre de mouvement a montré ses limites. On ne peut plus bouger. L’armée s’enterre pour attendre Noël, que les Français ne fêteront pas à Berlin. Auront-ils la paix, comme beaucoup l’espèrent ? Les centaines de milliers de victimes suffisent-elles à inspirer la prudence aux états-majors et aux gouvernements ? Quelle peut être l’issue de cette guerre ? En novembre 1914, on se doute déjà qu’elle ne peut se terminer par une victoire, mais par un épuisement des deux adversaires.
    Les pantalons rouges de l’été 14 n’ont pas été ménagés. Des routes ensanglantées des Vosges au sable noir de Dixmude, des forêts de Lorraine aux marais de Saint-Gond, ils n’ont pas cessé de recevoir des ordres de marche, de mouvement, d’attaque, de contre-attaque. Ils ont résisté aux longues retraites, se sont encore regroupés pour mourir en attaquant, ils ont gagné sur la Marne, mais se sont arrêtés sur l’Aisne. Ils ont suivi la guerre en Picardie, en Artois, jusque dans les Flandres, précédés de cavaliers aussi fourbus que leurs chevaux, qui finalement devaient s’enterrer avec leurs frères, les fantassins.
    Ils étaient très loin de nourrir tous des rêves d’héroïsme, de gloire et de mort éclatante. Ils avaient déjà le dégoût du sang, des blessures atroces, de l’odeur des morts et de celle de l’éther. Ils avaient échappé manchots ou culs-de-jatte aux mains des chirurgiens pressés, quand ils n’étaient pas morts de gangrène, ou abandonnés dans les lignes. Ils savaient que la guerre pue, gronde, assomme, étripe, anéantit tous les ressorts humains et jusqu’au respect de soi. Pourtant ils tenaient, repartaient en ligne, hurlaient en courant pour se donner du cœur, même harassés de fatigue, quand l’ordre de se regrouper devant l’envahisseur atteignait le poste des brigades. Le miracle moral de la Marne tient à ce patriotisme viscéral, à la passion de défendre la terre et les villages.
    Pendant la retraite, les soldats démoralisés se disaient entre eux : « C’est comme en 70 ! » Le souvenir de l’invasion était proche, il faisait partie de leur mémoire. Comment en aurait-il été autrement ? Sedan

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