Les Poilus (La France sacrifiée)
d’autre guerre que celle des tranchées de l’Aisne ou de Champagne. Ceux de Charleroi et de la Marne ont déjà oublié l’ivresse des premières heures de la campagne. Ludwig s’emporte contre le capitaine qui délègue les hommes dans une église pour entendre le prêche du pasteur. Il ne manque pas de lui demander : « Pourquoi Dieu a-t-il permis la guerre ? » Les sermons lui semblent inconvenants, le luthéranisme officiel déprimant.
Les Français ne sont pas plus satisfaits des secours de la religion. Le commandement invite les chasseurs du 11 e bataillon, pour la Toussaint, à une messe solennelle, du moins ceux « que la religion catholique n’effraie pas, et ils sont nombreux ». Les « huiles » sont alignées dans la nef, écoutant le prêtre exalter la grandeur du sacrifice et la « reconnaissance de la nation ». Tant de belles paroles débitées la veille du jour des morts ! Le hussard Honoré Coudray, intégré au bataillon, imagine que « les prêtres allemands doivent pareillement enflammer les cœurs, et avec les mêmes motifs. J’en conclurai pour aujourd’hui qu’ils ont tous raison ».
Comment admettre ou expliquer le consentement de Dieu à l’immense boucherie ? « La Providence glisse sciemment les passions aveugles dans le cœur des hommes, pour les laisser s’entre-tuer à titre d’expiation. » Mais le prêtre peut-il tenir ces propos pessimistes devant des soldats exténués qui vont retourner au combat ?
Le caporal allemand en vient à douter de l’utilité de la guerre des tranchées. Les officiers qui commandent des actions offensives contre les redoutes adverses, causant ainsi des morts inutiles, lui sont devenus odieux. Sur la banquette de tir, les avant-bras sur le « gradin appuie-coude », les grognards de Poméranie surveillent la ligne adverse sans broncher. Ils voient avec plaisir les territoriaux creuser de grands tunnels souterrains pour mettre la troupe à l’abri des bombardements, et d’autres forer des puits à grande profondeur pour avoir de l’eau potable. On a vacciné les hommes contre la typhoïde. « Mes aspirations ont changé, dit le caporal, depuis la Meuse, mon excitation est tombée. » Les tranchées où l’on couche sur des paillasses en boulettes de papier pour remplacer la paille désormais introuvable ne sont pas le paradis. On entend le bruit des poux sautant la nuit sur la couchette sonore. Mais, comme ceux d’en face, le caporal Ludwig Renn n’a plus qu’un souci : survivre.
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Même expérience chez les Français. Un immense soulagement chez le lieutenant Genevoix. « Nous sommes presque tombés dans les tranchées, écrit-il le 3 octobre [35] . Brusquement, elles se sont ouvertes devant nous. »
Quelle joie de découvrir, après la relève, « ces bonnes tranchées, creusées droit dans le calcaire, avec des parapets très bas étayés de clayonnages », recouvertes d’un toit de branchage, abri dérisoire, mais qui dissimule les hommes au regard de l’ennemi. Genevoix, pour la première fois, regarde autour de lui, découvre la forêt à perte de vue, respire « l’odeur grasse des bois ». Le voici rendu à son élément, la terre, il peut dormir, vivre, respirer, admirer. Il est redevenu un homme.
Même satisfaction chez Marc Bloch, qui pourtant n’a pas la chance de trouver, à son arrivée à Sainte-Menehould, des tranchées bien faites. Ceux du 128 e d’Amiens, qui précédaient son régiment, les ont creusées à la diable, comme s’ils devaient encore les abandonner. Comment vivre, sous la pluie battante, dans ces « étroits sillons à fleur du sol, tout droits, sans pare-éclats », où il fallait rester accroupi pour se trouver à l’abri ? Les fantassins du 272 e de Morlaix se mettent courageusement à l’ouvrage, creusent des boyaux, roulent les réseaux de fils de fer barbelés, creusent l’argile à hauteur d’homme, établissent à la hâte une seconde ligne de repli à l’arrière. Et bientôt Marc Bloch, à l’aise au milieu des robustes terrassiers bretons, peut entendre la pluie sur le feuillage des abris protecteurs, qui lui rappelle le temps des trappeurs américains et ses lectures de jeunesse des œuvres de Fenimore Cooper. Le voilà revenu, sans trop s’en plaindre, à l’état de nature.
Oubliés les combats meurtriers, les marches harassantes, les convois interminables de blessés. Le 172 e avait subi beaucoup de pertes sur la Marne, il était
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