Les Poilus (La France sacrifiée)
devait viser son homme et les mitrailleuses étaient hissées au premier rang des talus. Dans l’herbe brune des prairies, le sang coulait à flots.
Les hommes se reposaient accroupis sur les côtés de la route, exténués, sans rien dans l’estomac. Les obus français les accablaient. Sur la route « gisaient des outils de pionniers, des sacs, des baïonnettes ». Pas de traînards, pour éviter à tout prix la capture, déshonorante dans l’armée allemande. À Sainte-Marie-la-Benoîte, nouvel engagement pour tenter d’arrêter ou de retarder la poursuite. On attaquait un bois au pas de charge, sous le feu des mitrailleuses françaises et les éclats des 75. Nouvelles victimes, des morts par centaines, des blessés à évacuer. On portait les gradés sur des fusils, faute de brancardiers. Après le combat, sept hommes par compagnie pouvaient encore tenir debout. Ils grattaient le sol calcaire pour s’y abriter, et protéger les blessés. Un officier qui avait eu l’imprudence d’allumer une cigarette avait la bouche traversée par une balle, de part en part. Le lieutenant crachait son sang. Sous la pluie, la vue des blessés serrés les uns contre les autres était poignante. « Un homme couché sur le côté me regarde avec des yeux impressionnants, dit le caporal. Autour de son nez et de sa bouche, tout est gonflé et plein de sang. Il a sa tête posée de telle manière sur le bord de son sac que le sang dégoutte par terre. » Les Allemands aussi ont leurs gueules cassées.
La panique est telle que des dispositions sont prises, de part et d’autre, pour enlever les blessés, si possible, aussitôt après un combat. Le cycliste Deverin en est témoin. « À la compagnie, dit-il, ils avaient entre les lignes des macchabées de tirailleurs et de Boches qui commençaient à sentir pas mal. » On s’entend avec les Allemands pour les enterrer. Les brancardiers sortent, puis les majors. « Je crois même bien qu’ils se sont serré la cuillère. » Ils ramassent les corps. Le général français, averti de l’incident, est furieux : pas de fraternisations ! Il ordonne au canon de tirer. « Voilà comment on encourage l’hygiène », commente, sarcastique, le Parisien Deverin.
Pas de fraternisations chez les Prussiens. Ils retraitaient en ordre dispersé jusqu’à l’Aisne, où ils constituaient des positions continues, après deux semaines de repos à l’arrière des tranchées déjà préparées par les unités de réserves, et des régiments de territoriaux envoyés par trains entiers d’Allemagne. Sur les quatre compagnies du bataillon de Ludwig, il ne restait que soixante hommes. Les débris du régiment découvraient, près de Sainte-Marie-la-Benoîte, une « rigole profonde », creusée sous un talus de chemin de fer. Ainsi, ils étaient attendus : les terrassiers avaient achevé l’ouvrage.
Les hommes passaient sous les rails sans se courber et prenaient les limites d’une section qu’ils devraient désormais tenir. Ils étaient en tranchée.
Les abris étaient bien protégés, camouflés de branchages. Ceux qui tenaient la position donnaient aussitôt les consignes : ne pas parler fort, ne pas fumer. Pour les besoins, « se retenir jusqu’à la nuit ». Pas d’immondices dans les boyaux ! Pour satisfaire les organismes épuisés, on creuse des latrines également accessibles par des boyaux spéciaux, désinfectées au chlorure de chaux. Genevoix raconte que des tireurs d’élite ont ainsi repéré les lieux dans une tranchée ennemie. Ils ont choisi un axe de tir pour surprendre les hommes accroupis. Scatologie du front. Une surveillance assidue de l’ennemi, nuit et jour. Impossible de secourir les hommes des patrouilles blessés entre les lignes. Le commandement ne le permet pas, à moins d’envoyer de nuit des volontaires qui rampent jusqu’à eux.
L’étroitesse du boyau rassure : il est à l’abri du canon, qui a tué tant de soldats du régiment. Quand les Français attaquent, les mitrailleuses sous abri protégé les dissuadent aisément : devant la position, une ligne de cadavres d’un bataillon de tirailleurs sénégalais en témoigne. Il est facile de rejeter l’ennemi. Aussi se calme-t-il. On ne compte, quotidiennement, « que quatre obus, qui explosent toujours à onze heures et toujours à la même place ».
Des renforts arrivent à la tranchée : de jeunes recrues venues d’Allemagne sans enthousiasme qui n’auront jamais connu
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