Les Poisons de la couronne
œil légèrement plus petit que
l’autre ; cette différence, qui ne nuisait en rien à sa beauté,
s’accentuait dans l’état de trouble où elle se trouvait et rendait son
expression plus émouvante.
— Marie, n’en êtes-vous pas
heureuse ? dit Guccio.
— Oh ! Certes je le serai,
si vous l’êtes aussi.
— Mais Marie, c’est
merveille ! s’écria-t-il. Voici qui nous comble, et nos épousailles vont
devoir éclater au plein jour. Votre famille sera bien forcée de s’incliner,
cette fois. Un enfant ! Un enfant !
Et il la regardait de la tête aux
pieds, tout ébloui. Il se sentait homme, il se sentait fort. Pour un peu, il se
fût penché à la fenêtre et il eût crié la nouvelle à tout le bourg.
Ce jeune homme, dans l’instant
qu’une chose lui survenait, la voyait toujours sous la meilleure apparence. Il
n’apercevait que le lendemain les ennuis qui pouvaient résulter de ses actes.
Du rez-de-chaussée monta la voix de
la servante, qui leur rappelait l’heure.
— Que vais-je faire ? Que
vais-je faire ? dit Marie. Jamais je n’oserai l’annoncer à ma mère.
— Eh bien, c’est moi qui
viendrai le lui dire.
— Attendez, attendez encore une
semaine.
Il la précéda dans l’étroit escalier
de bois, lui présentant les mains pour l’aider à descendre, marche par marche,
comme si elle était devenue éminemment fragile et qu’il dût la soutenir à
chacun de ses pas.
— Mais je ne suis point encore
gênée, dit-elle.
Il sentit ce que sa propre attitude
avait de comique et eut un grand rire heureux. Puis il la prit dans ses bras et
ils échangèrent un si long baiser qu’elle en perdit le souffle.
— Il me faut partir, il me faut
partir, dît-elle.
Mais la joie de Guccio était
contagieuse, et Marie s’en alla rassurée. Elle avait repris confiance,
simplement parce que Guccio partageait son secret.
— Vous verrez, vous verrez la
belle vie que nous allons avoir ! lui dit-il en la reconduisant à la porte
du jardin.
C’est un grand acte de sagesse à la
fois et de pitié de la part du Créateur, que de nous avoir interdit la
connaissance de l’avenir, alors qu’il nous a octroyé les délices du souvenir et
les prestiges de l’espérance. À beaucoup de gens la découverte de ce qui les
attend ôterait sans doute leur persévérance à vivre. Qu’auraient fait ces deux
époux, ces deux amants, s’ils avaient su ce matin-là qu’ils ne se reverraient
plus de leur existence entière ?
Marie chanta tout au long du chemin
de retour, entre les prés semés de boutons d’or et les arbres fleuris. Elle
voulut s’arrêter au bord de la Mauldre pour y cueillir des iris.
— C’est pour orner notre
chapelle, dit-elle.
— Madame, hâtez-vous, lui
répondit la servante, vous aurez des remontrances.
Marie rentra au manoir, monta droit
dans sa chambre et, arrivée là, sentit le sol lui fuir sous les pieds. Dame
Eliabel se tenait au milieu de la pièce et mesurait un surcot décousu au niveau
de la taille. Marie vit toute sa garde-robe, peu fournie et dont elle avait
élargi chaque pièce de la même manière, étalée sur le lit.
— D’où viens-tu pour être si
tardive ? demanda dame Eliabel froidement.
Marie ne dit pas un mot, et laissa
choir les iris qu’elle avait encore à la main.
— Je n’ai pas besoin que tu
parles pour le savoir, reprit dame Eliabel. Déshabille-toi.
— Ma mère !… fit Marie
d’une voix étranglée.
— Dévêts-toi, je te le
commande.
— Jamais, répliqua Marie.
Une gifle sonore répondit à son
refus.
— Et maintenant, vas-tu te
soumettre ? Vas-tu avouer ton péché ?
— Je n’ai point péché !
répondit Marie avec violence.
— Et ce nouvel
embonpoint ? Où l’as-tu pris ? cria dame Eliabel en montrant les
vêtements.
Sa colère croissait d’avoir en face
d’elle, non plus une enfant docile à la volonté maternelle, mais soudainement
une femme qui lui tenait tête.
— Eh bien, oui, je vais être
mère ; eh bien, oui, c’est Guccio ! disait Marie, et je n’ai pas à en
rougir, car je n’ai point péché. Guccio est mon époux.
Dame Eliabel n’accorda aucune foi au
récit du mariage de minuit. L’eût-elle admis pour véridique que cela,
d’ailleurs, n’eût rien changé. Marie avait agi contre la volonté familiale,
contre l’autorité paternelle exercée, au nom du père mort, par la mère et le
fils aîné. Une fille n’avait pas le droit de disposer de soi.
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