Les Poisons de la couronne
sourire qu’elle avait aux lèvres s’effaça lorsqu’elle s’aperçut que
Jeanne de Poitiers n’était pas seule ; à sa suite marchait la comtesse
d’Artois.
— Madame ma sœur, dit Jeanne,
je voulais vous demander de montrer à ma mère ces tapis de beau tissu dont vous
avez tendu et partagé nouvellement votre chambre.
— En effet, dit Mahaut, ma
fille me les a tant vantés que j’ai conçu l’envie de les admirer à mon tour.
Vous savez que je suis assez connaisseuse en ce genre d’ouvrage.
Clémence était perplexe. Il lui
déplaisait d’enfreindre les décisions de son époux qui avait défendu à Mahaut
d’Artois de reparaître à la cour ; mais d’autre part il lui semblait peu
habile de renvoyer la redoutable comtesse, maintenant qu’elle était arrivée
jusque-là, en se faisant un bouclier du ventre de sa fille. « Sa visite
doit avoir quelque sérieux motif, pensa Clémence. Peut-être est-elle venue à
composition et cherche-t-elle moyen de rentrer en grâce sans trop de peine pour
son orgueil. Voir mes tapis n’est sûrement qu’une occasion. »
Elle feignit donc de croire au
prétexte et conduisit les deux visiteuses dans sa chambre dont l’aménagement
venait d’être transformé.
Les tapisseries servaient non
seulement à décorer les murs, mais étaient également pendues depuis le plafond
de manière à cloisonner la vaste pièce en petites chambres plus intimes, plus
aisées à chauffer, et qui permettaient mieux aux souverains de s’isoler de leur
entourage. C’était un peu comme si des princes nomades avaient dressé leurs
tentes à l’intérieur de l’édifice.
La suite de tapisseries que
possédait Clémence représentait des scènes de chasse en des paysages exotiques
où une quantité de lions, tigres et autres animaux sauvages bondissaient,
couraient sous des orangers, et où des oiseaux aux plumages étranges
s’ébattaient parmi les fleurs. Les chasseurs et leurs armes n’apparaissaient
que dans le fond des tableaux, à demi cachés par le feuillage, comme si
l’artiste avait eu honte de montrer l’homme en ses instincts de carnage.
— Ah ! les belles choses,
s’écria Mahaut, et comme on a plaisir à voir drap de haute lisse si bien ouvré.
Elle s’approcha, palpa le tissu, le
caressa.
— Regardez, Jeanne,
reprit-elle, comme le grain est uni et moelleux, et voyez le joli contraste
entre ce fond ramagé, ces fleurettes piquées d’indigo, et le beau rouge de
kermès dont sont faites les plumes de ces papegais. C’est grand art, vraiment,
dans le maniement des laines !
Clémence l’observait avec un peu
d’étonnement. Les yeux gris de la comtesse Mahaut brillaient de joie ; sa
main se faisait douce. La tête un peu penchée, elle s’attardait à contempler la
délicatesse des contours, l’opposition des teintes. Cette étrange femme, solide
comme un guerrier, rusée comme un chanoine, indomptable en ses appétits comme
en ses haines, s’abandonnait, soudain désarmée, à l’enchantement d’un tapis de
haute lisse. Et, de fait, elle était certainement, à travers tout le royaume,
le meilleur expert qu’on pût trouver [15] .
— C’est bon choix que celui-là,
ma cousine, reprit-elle, et je vous en complimente. Cette étoffe donnerait à la
plus laide muraille un air de fête. C’est la manière d’Arras, et pourtant les
laines chantent avec plus d’ardeur sur la trame. Les gens sont bien habiles qui
vous ont ouvré cela.
— Ce sont des haute-lissiers
qui travaillent dans mon pays, expliqua Clémence ; mais je dois vous
confesser qu’ils viennent du vôtre, les maîtres d’œuvre tout au moins. Ma
grand-mère, qui m’a fait envoyer ces tapis à images pour remplacer mes cadeaux
gâchés en mer, m’a envoyé aussi les lissiers. Je les ai installés près d’ici,
pour un temps, où ils vont continuer de tisser pour moi et pour la cour. Et s’il
vous plaît de les employer, ou bien s’il plaît à Jeanne, vous pouvez bien en
disposer. Vous leur commandez le dessin de votre choix, et ils font avec leurs
doigts et leurs broches l’image telle que vous la voyez.
— Eh bien ! c’est chose
dite, ma cousine, j’accepte de bon cœur, déclara Mahaut. J’ai grand désir
d’orner un peu ma demeure, où je m’ennuie… et puisque messire de Conflans
gouverne mes lissiers d’Arras, le roi me pardonnera bien de placer un peu vos
lissiers de Naples sous ma main.
Clémence accueillit la pointe comme
elle avait
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