Les prisonniers de Cabrera
sous les huées du public. Il apprit qu’une barque montée par trois pêcheurs venait d’accoster, ses occupants ayant décidé de passer la nuit sur la côte, à la belle étoile.
Munis de provisions et d’un baril d’eau, les conjurés dévalèrent vers la côte. Les circonstances étaient propices : une lune voilée, pas un navire au large et un vent favorable… Ce leur fut un jeu que de tomber sur les pêcheurs, les bâillonner, les entraver et les dépouiller de leurs vêtements. Guillemard leur laissa quelques réaux pour compenser la perte de leur barque et de leurs effets, et l’embarcation prit le large en toute quiétude.
Deux jours plus tard, les fugitifs, grâce à une boussole que Guillemard avait réussi à soustraire aux fouilles, étaient en vue des côtes de Catalogne, au large de Tortosa, sur la rive gauche de l’Ebre. Grâce à leurs défroques de pêcheurs, ils pénétrèrent dans le port sans encombre, en faisant mine de ravauder des filets. Ils apprirent dans une taberna du quai que la ville était assiégée par los demonios de Franceses . Ils reprirent la mer et, longeant la côte, tombèrent sur un campement au-dessus duquel flottaient les couleurs de la France.
En débarquant, les papilles de Guillemard furent alertées par une odeur qui lui donna le vertige. On rapporte qu’il s’écria :
— Mes amis, je reconnais cette odeur ! C’est celle d’une volaille en train de rôtir. Ne la faisons pas attendre ! Tous à terre !
Au cours de l’été, après environ quatre ans de captivité sur les pontons et à Cabrera, alors que la guerre se faisait encore les griffes sur cette pauvre Catalogne, un autre contingent d’une centaine de prisonniers nous fut livré. Malgré ce nouvel afflux, le volume de la population insulaire resta stable, étant donné les nombreux décès que la canicule avait occasionnés. Cet arrivage ne causa de tracas qu’à ceux qui pratiquaient la méthode des « passe-volants », en profitant des rations des disparus.
À quelques jours de là, au cours d’une réunion du Conseil, un des nouveaux venus, le sergent-major Alleigne, originaire de Lyon, allait secouer la torpeur des débats :
— Mes amis, dit-il, sachez que mes compagnons et moi n’allons pas attendre le déluge pour quitter cette île paradisiaque !
— C’est notre souhait à tous ! lui répondit le timonier Ducor. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire. Nous en savons quelque chose. À ce jour, il y a eu plus de candidats que d’élus. Certains ont réussi, mais rien ne dit qu’ils sont parvenus à rallier notre armée. Cependant, si telle est votre idée, sachez que personne, dans cette assemblée, ne vous trahira, mais je ne vous en conseille pas moins la discrétion…
Alleigne et les siens n’allaient pas tarder à mettre leur projet à exécution. Il consistait, comme pour Guillemard et ses complices, à se saisir d’une barque de pêcheurs. Le sergent-major procéda au choix d’une douzaine de comparses dont il était sûr comme de lui-même. Ils tenaient leurs réunions à la nuit tombée, en un lieu secret et rigoureusement gardé.
Avec la conviction d’un corsaire familier des abordages, Alleigne fit appel à notre maréchal-ferrant pour forger des grappins destinés à harponner une barque proche du rivage. Il fît transporter et dissimuler ces engins et des vivres pour quatre jours dans une crique de la côte occidentale, où les pêcheurs étaient les moins rares.
Un mois plus tard, tout était prêt pour cette opération, et, le 16 juillet au soir, un vigile signala la présence de deux barques dans la calla con Roig, leur lieu de mouillage habituel. En évitant de faire rouler les pierres sur la pente, les fugitifs se dirigèrent en ordre dispersé vers cet endroit de la côte.
Les conditions, comme pour la précédente évasion, étaient idéales : la clarté diffuse des constellations, un vent qui portait bien, l’absence des canonnières et des canots. Il fallut attendre qu’une des deux barques se décidât à accoster. Elles allaient et venaient, jetaient leurs filets, se rapprochaient du rivage, s’en éloignaient, semblaient se concerter…
L’une d’elles, montée par six hommes, ayant doublé l’avancée d’une falaise, fit voile vers la crique où l’attendaient Alleigne, le timonier Ducor, qui
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