Les prisonniers de Cabrera
s’était résolu à le suivre, et leurs hommes. Lorsqu’elle fut sur le point d’accoster, le caporal de grenadiers Leroy lança un grappin, puis un autre. Dans les secondes qui suivirent, certains se ruèrent à l’abordage, d’autres halant l’esquif sur la grève.
Dépourvus d’armes, les occupants de la barque ne purent se défendre contre ce déferlement de fantômes surgis de la montagne et de la nuit en hurlant et en les criblant de galets. Les agresseurs parvinrent sans mal à maîtriser les occupants.
Ivres de joie, les hommes d’Alleigne jetèrent à l’eau les engins de pêche, ne gardant que les paniers où frétillaient des poissons, utiles en cas de besoin. Aux cris de « Vive la liberté ! Longue vie à l’Empereur ! », ils s’éloignèrent du rivage, Ducor au gouvernail. Direction : les côtes de la Péninsule !
Les évadés avaient franchi une demi-lieue quand surgit une canonnière. Sans se démonter, ils poursuivirent leur route et passèrent à quelques brasses du beaupré.
Ils n’étaient pas au bout de leurs émotions.
Le lendemain, à l’aube, surgirent deux canonnières qui, informées par les pêcheurs, s’étaient mises en chasse. Ils ramèrent avec une telle ardeur qu’ils échappèrent à leurs poursuivants.
Le lendemain, nouvelle alerte, et pas des moindres : au soir tombant, ils se trouvèrent pour ainsi dire nez à nez avec une frégate battant pavillon britannique. Ducor fit amener la voile et sollicita de nouveau les rameurs. Par chance, la nuit vint vite et la barque échappa à force de bras au canon dont les boulets, après des injonctions au porte-voix, se perdirent dans la mer.
À l’aube du quatrième jour, les évadés arrivèrent en vue de Tarragone, sur la côte de Catalogne. On s’interrogea : cette ville était-elle occupée par les Espagnols ou par les Français ? Pour s’en assurer, on s’approcha du port. Soudain, une chaloupe s’en détacha, montée par des hommes armés qui, en langue catalane, leur lancèrent les sommations d’usage. Incapable de donner une réponse, Alleigne ordonna à ses compagnons de s’allonger sur le fond, puis, constatant que certains des soldats de la chaloupe portaient à leur chapeau des cocardes tricolores, il se dressa et battit des bras en criant :
— Ne tirez pas ! Nous sommes des Français évadés de Cabrera !
À la place des balles qui leur semblaient destinées, ils reçurent un accueil chaleureux. On les entoura, on leur fit boire du vin au c á ntaro , on leur offrit des cigares, avant de les convier à des agapes à l’état-major du général Suchet, où ils narrèrent leur exploit et la situation des oubliés de Cabrera.
Ému par le récit des évadés et le sort réservé aux prisonniers, Suchet promit d’intervenir auprès de l’Empereur pour obtenir leur libération par le moyen des échanges. Tint-il sa promesse ? Je l’ignore. Toujours est-il que notre calvaire allait se poursuivre encore longtemps.
L’Empereur, il est vrai, avait d’autres chats à fouetter. Il venait de faire baptiser le roi de Rome, le fils que lui avait donné sa nouvelle épouse, la princesse autrichienne Marie-Louise.
Il n’avait pas pour autant mis bas les armes et tournait ses regards vers la Russie…
Pour rédiger cette chronique des évasions spectaculaires de Cabrera, je n’ai pas eu à solliciter mon imagination, comme auraient pu le faire des écrivains peu scrupuleux. J’ai fait appel à ma mémoire, aux récits de quelques évadés que j’ai rencontrés par la suite, mais surtout aux relations écrites des acteurs de ces odyssées.
Louis-Joseph Wagré, qui, lui aussi, nous faussa compagnie, a raconté les détails de son évasion dans ses Mémoires publiés sous le titre Adieux à Cabrera . Stimulé notamment par l’exploit d’Alleigne et de Ducor, il prit lui-même le large avec seize complices, mais sans rencontrer la chance de ses prédécesseurs. Rattrapés par une goélette espagnole en vue des côtes de Catalogne, lui et ses compagnons furent piteusement ramenés à leur point de départ et emprisonnés au château. Il avait réussi à s’en évader pour se porter à la nage au-devant d’une canonnière. Repêché, il avait posé au capitaine anglais un cas de conscience : le garder prisonnier ou le restituer aux Espagnols ? Après que Wagré lui eut relaté la
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