Les prisonniers de Cabrera
n’avais pas le talent de Lejeune, élève de David, mais je reçus des compliments.
Édith réalisa un portrait de son chien, Nougat, un magnifique danois, et un autre de son défunt mari en tenue militaire. La richesse du coloris rachetait la gaucherie du trait.
C’est dans ce Jardin des Nostalgies – le nom donné à cette manifestation – qu’au nombre d’une centaine les exposants fêtèrent Noël par un réveillon suivant la messe de la Nativité célébrée en plein air, devant la chapelle illuminée, sous un ciel saupoudré de constellations.
Ce réveillon n’a pas laissé dans ma mémoire un souvenir susceptible de me faire oublier ceux de Puymège, après l’office dans l’église de Saint-Cernin. Tout ce que j’en retins d’agréable, c’est un punch d’eau-de-vie mêlée d’herbes aromatiques et d’oranges, ainsi que les cantiques chantés par une chorale de femmes. Ce que j’appréciai moins, ce fut le sermon du curé, fidèle à ses symboles apocalyptiques.
Malgré nos terribles conditions d’existence et l’absence de nouvelles, nous gardions l’espoir d’une libération prochaine.
Quelques officiers faits prisonniers à Baylen eurent cette chance, quelques semaines après Noël, en vertu d’un choix inexpliqué, peut-être à la suite de ces fameux échanges dont on ne parlait plus ? Curieusement, les officiers généraux captifs dans la forteresse de Bellver ou le lazaret de Mahon furent oubliés dans cette distribution de grâces.
— Le gouvernement impérial, me dit Auguste, ne consentira jamais à échanger la totalité des nôtres contre le moindre tambour espagnol. Cela signifie que nous sommes encore loin de la délivrance…
Un officier anglais, en visite à Cabrera, nous expliqua, avec une pointe de gêne :
— Il ne faut pas trop en vouloir à la junte de la modicité de ses fournitures. Elle souhaite débarrasser cette île de ces intrus dont la présence lui coûte cher en entretien, mais elle obéit aux ordres du gouvernement insurrectionnel. Quant à notre souverain, il verrait d’un mauvais œil votre libération, qui fournirait de nouveaux contingents à l’Empereur.
Le gouvernement de Palma avait désigné, pour servir d’intermédiaire entre lui et nous, l’officier le plus élevé en grade de notre communauté, le général Duval. Il aurait dû se trouver à Bellver, avec les autres sommités de l’armée impériale…
Son premier souci avait été de réclamer le rapatriement des blessés de guerre les plus dignes de compassion, tels le major Delenne, vétéran de plus de cinquante ans, qui avait eu le crâne enfoncé et la mâchoire brisée, ou le major Teulet, qui avait le corps en charpie et un œil crevé… Ils ne survivaient que par miracle, mais leur rapatriement avait été refusé sans explications.
Il fut proposé d’échanger le général Exelmans, qui végétait à Bellver, contre vingt-deux officiers espagnols et quatre cents soldats, mais cela ne se fit pas. On finit pourtant par le libérer, mais pour le transférer sur les pontons d’Angleterre !
À la mi-juillet, une flottille espagnole entra dans la baie : une frégate, une corvette, un brigantin et du menu fretin. Nous nous attendions, ivres de bonheur, à ce que l’on nous annonçât notre rapatriement.
Une dizaine d’officiers espagnols et anglais montèrent dans une chaloupe pour gagner le port, dans un concert d’acclamations qui les laissa de glace.
Le général Duval m’invita, ainsi que quelques autres, à une singulière corvée : siéger dans une commission chargée de faire, à la demande de la junte, le recensement des officiers et sous-officiers qui pourraient être appelés à profiter d’un exeat. Nous passâmes deux jours à établir la liste de ces privilégiés.
J’étais sur la liste, mais je surpris fort Duval et mes collègues en déclarant renoncer à ce privilège, du fait que je ne pouvais abandonner ni mes compagnons dans la détresse ni Édith, dans l’état de santé où elle se trouvait. Auguste Murel, inscrit lui aussi par cette commission, n’eut pas mes scrupules, malgré ses déclarations, réitérées à diverses reprises, de ne jamais abandonner ses malades.
Au cours de la nuit qui suivit, harcelé par des obsessions divergentes, je ne fermai pas l’œil. N’avais-je pas refusé cette faveur un peu à la
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