Les prisonniers de Cabrera
que nous bénéficierions d’un traitement de faveur, la junte ayant décidé de nous octroyer une solde quotidienne de deux pesettes pour notre subsistance et notre entretien. Une misère…
L’intérieur du ponton n’avait pas meilleure apparence que l’extérieur. Lavé à grande eau, il puait encore, à la façon d’un navire négrier. Il est vrai que les circonstances nous en rapprochaient.
Devenus inséparables, nous nous installâmes, Murel et moi, dans la même turne, sous un sabord doté de barreaux et donnant sur la langue de terre en forme de pédoncule portant à son extrémité, comme une efflorescence d’un blanc éblouissant, la cité de Cadix. Entassés avec quelques autres dans ce réduit minuscule, comme des esclaves en route pour les îles d’Amérique, nous n’avions pour nous reposer ou dormir qu’un plancher d’où suintait une humidité pourrie, le bois rendant son eau. En attendant un hypothétique matériel de couchage, nous avions tapissé le sol avec des morceaux d’étoffe taillés dans de vieilles voiles. J’installai ma place entre Murel et madame Édith de Moncheil, une femme qui pouvait avoir passé de peu la trentaine, assez jolie malgré sa tignasse hirsute et ses yeux d’Asiate qui lui donnaient un air sauvage.
Elle nous apprit qu’elle avait suivi son mari dans ses campagnes en Europe, avait assisté, de sa calèche, à la bataille de Friedland où j’étais moi-même, avant de se retrouver en Espagne. Son époux avait disparu au cours d’une mission. Ces circonstances ne tardèrent pas à susciter entre nous trois des affinités et une fraternité d’armes, au point qu’on nous appelait le « trio de Friedland ».
Notre pourvoyeur de vivres, Moreno, ne nous laissa pas languir trop longtemps. Au lendemain de sa première visite, il nous fit parvenir par son subrécargue une première livraison de denrées : des sacs de fèves sèches, de riz, de viande, de farine, avec des citrons pour nous éviter le scorbut. Il avait joint à cet envoi quelques tonnelets d’un vin sirupeux, sombre et riche d’arômes fruités.
Pour les martyrs affamés et assoiffés que nous étions, c’était Capoue au temps des Carthaginois ! Nous ne nous souvenions pas d’avoir fait un véritable repas depuis notre départ d’Andújar, il y avait plus de deux mois de cela.
Malgré les relations amicales établies dans notre trio, l’ennui me rongeait les sangs. Jamais les journées ne m’avaient paru aussi longues et l’inactivité aussi pesante. Nous avions épuisé, notre compagne et moi, nos souvenirs de Friedland, et nos histoires de famille n’intéressaient que ceux qui les racontaient. Nous disputions d’interminables parties de cartes et de dés achetés à notre munitionnaire. Un de nos officiers des marins de la Garde, jadis musicien, créa une chorale qui le soir, sur le pont et sous les étoiles, nous donnait des concerts.
Le frère de Marcellin Marbot, Adolphe, qui était à notre bord, avait instauré un tour de garde pour la distribution des subsistances et tenait le registre des achats. C’était le « Gouvernement de la gamelle ».
Par la lunette empruntée au sargento Sanchez, je pouvais suivre les mouvements qui se produisaient sur le pont des bâtiments les plus proches : le Terrible et l’ Argonaute . Au dire de Sanchez, c’étaient de véritables bagnes flottants destinés à la troupe. La famine s’y était installée et n’en était pas repartie, accompagnée des maladies ordinaires : scorbut, typhus, vomito negro, la dysenterie étant la plus banale, avec la gale, qu’on appelait la « charmante », et dont nous étions presque tous atteints.
J’assistais au spectacle navrant de groupes de prisonniers accrochés à la rambarde pour clamer leur faim. Chaque jour, les chaloupes de surveillance repêchaient des cadavres de suicidés. Les plus malades étaient entassés dans une cale et les morts ramenés en ville pour y être enterrés dans une fosse commune, chrétiennement.
Certains jours, des barques montées par de jeunes bourgeois, trompant la surveillance des chaloupes, venaient nous donner un concert de pétarades à coups d’espingole.
Une autre unité, le Baltimore , avait été affectée aux prisonniers officiers et sous-officiers. Ils avaient la chance d’avoir comme gardien un sergent
Weitere Kostenlose Bücher