Les prisonniers de Cabrera
du diable que de Dieu n’avait trouvé d’âmes capables d’entendre son message qu’auprès des femmes et de quelques innocents. En bonne royaliste (mais admirative de Napoléon), Édith n’avait pas oublié ses devoirs religieux et s’était livrée à lui pour une première et dernière confession. Elle en revint exaspérée, en s’écriant :
— Ce religieux, c’est le diable en soutane ! Un pervers, un fou ! Il aurait voulu que je me livre à des macérations, que je porte le cilice en pénitence de mes péchés, comme si je n’avais pas subi assez d’épreuves !
Je me faisais fort de donner une leçon de charité chrétienne à ce Basile mâtiné d’inquisiteur, la pire racaille qui soit. Édith s’y opposa :
— N’en fais rien, malheureux ! Il est capable de te tuer. Tu as vu sa navaja ? Il s’en servait pendant ma confession pour se curer les dents !
Tadeo était un homme sans conscience. Sanchez nous raconta que, peu de temps auparavant, participant au transfert d’un groupe de malades à l’hôpital de Cadix et l’un d’eux s’étant rebellé contre les mauvais traitements que lui faisaient subir les infirmiers, il l’avait égorgé de ses mains et avait assisté sans s’émouvoir au massacre à la baïonnette des autres malades, révoltés par ce crime.
— Ce triste sire, nous dit Sanchez, je le déteste autant que vous, mais c’est un cadeau de l’évêché et je suis bien obligé de l’accepter.
Un soir, alors qu’il s’était conduit d’une manière plus odieuse que d’ordinaire, un colosse de la division Barbou lui arracha son crucifix et sa navaja, le souleva entre ses bras et le jeta par-dessus bord. Le monstre s’en tira sans trop de mal, mais il n’allait pas reparaître de longtemps.
Avec les premières chaleurs de mai et l’invasion des moustiques venus de terre par nuées, je me retrouvai aux prises avec une attaque de fièvre bilieuse, une maladie qui porte un autre nom : le paludisme, ou fièvre des marais.
Je ne m’alarmai pas outre mesure des premiers frissons et ne daignai pas alerter Auguste Murel, mais, dans les jours qui suivirent, je dus rester alité dans notre cambuse surchauffée, suant comme dans un hammam, en proie à de petits délires. Par moments, en revanche, je grelottais sous trois couvertures et vomissais jusqu’à l’épuisement de mes forces.
Conscient de la gravité de mon état, Murel me fit transférer à l’infirmerie et me soigna avec, c’est le cas de le dire, les moyens du bord : ils étaient dérisoires, et ceux qu’il parvenait à se faire livrer par notre pourvoyeur, des tisanes surtout, de peu d’efficacité.
— Tu ne peux, me dit-il, rester dans cet entrepont où il fait chaud à crever et qui pue. Je vais te faire transporter sur le pont par mes infirmiers, avec quelques autres malades. Vous profiterez des bienfaits de l’air marin à l’abri d’une toile. Rassure-toi : tu n’es pas en danger de mort ! J’ai connu pire à Saint-Domingue. Moi-même, j’ai subi cette saloperie et, tu vois, j’en ai réchappé !
Mon état s’étant aggravé, Murel obtint l’autorisation de me faire conduire en ville, à l’hôpital de la Segunda Aguada. Ce n’était rien d’autre qu’un mouroir et l’antichambre de l’enfer. Sans la présence de Murel, qui avait tenu à m’assister, et celle de quelques officiers en voie de guérison, je serais sorti les pieds devant pour être jeté dans la fosse commune, avec quelques pelletées de chaux vive pour linceul et la litanie des corbeaux en guise de De profundis !
Édith s’était proposée pour m’accompagner. Cela lui fut interdit, ce dont je me réjouis, car elle aurait risqué de subir une contagion, et, ce dont je me désolai, qui me disait que Bidache n’allait pas profiter de mon absence pour renouveler ses assiduités ?
Mon état s’améliora au bout d’une semaine. La fièvre avait marqué une trêve et les vomissements avaient cessé. Murel surgit un matin, en transe, et lâcha, bégayant d’émotion :
— C’est fait, Laurent ! Ils ont… ils ont réussi !
— Qui a réussi, et quoi ?
— Grivel et ses comparses : Marbot, Brival, Poreau et les autres. Ils ont… ils ont capturé une chaloupe et pris la mer ! À l’heure qu’il est, ils sont au large !
Je n’en croyais pas mes oreilles. À vrai dire, je
Weitere Kostenlose Bücher