Les prisonniers de Cabrera
languis dans ma cellule, au pain et à l’eau, avec pour seule compagnie les rats et pour tromper mon ennui le mouvement du port et le vol des mouettes. De temps à autre, le bruit du canon retentissant sur la rade et celui des fanfares françaises me réconfortaient, même si j’avais l’impression qu’une main se tendait vers moi et que j’étais incapable de la saisir.
C’était, entre nous et la côte, une situation aberrante. D’une part les navires alliés, principalement anglais, dont certains avaient gardé les noms français de leurs origines, la Mouette , l’ Espérance … et de l’autre, campée sur les immenses espaces de la plaine et installée dans les forts entourant la ville, notre armée.
Mon temps d’arrêts terminé, peinant à tenir sur mes jambes, je remontai sur le pont, soutenu par deux gardiens, ébloui par un soleil ardent. Édith s’accrocha à moi avec une telle vigueur que je chancelai et faillis l’entraîner dans ma chute. Elle riait et pleurait à la fois. Alors que je me sustentais de côtes de mouton, de patates et de vin, elle me dit :
— Sanchez m’a mise au courant de notre faux mariage. Je pourrais t’en vouloir, mais je te pardonne. C’est un religieux, un séminariste, qui nous a unis. Notre mariage est donc sanctifié. Il nous reste à passer devant des autorités civiles, mais dans notre situation, c’est impossible. Qu’importe !
Nous passâmes une seconde nuit de noces sur le tillac, cette fois avec la complicité des étoiles mais toujours avec les moustiques. En raison de ma faiblesse, je me contentai de serrer ma compagne dans mes bras.
Les mouvements des navires alliés s’étaient intensifiés, nous laissant dans l’expectative, Sanchez se déclarant incapable de nous informer de ce qui se passait.
Nous vîmes avec joie des pontons ramenés vides à leur cimetière marin et nous nous attendions à ce qu’une unité anglaise nous conduisît jusqu’en France. Cela ferait l’affaire des autorités gaditanes, le départ de ces prisonniers les exemptant de milliers de bouches à nourrir.
Le gouverneur, don Tomas Morla, rappelé pour une raison que nous ignorions, avait été remplacé par un de ses neveux dont la population attendait des mesures plus strictes contre les étrangers qui exerçaient encore leur activité commerciale. Elle fut déçue, le nouveau gouverneur suivant la ligne tracée par son oncle. La populace outrée assiégea son palais, menaçant d’y mettre le feu et de pendre son occupant. On lui rendit la vie impossible, si bien qu’il demanda et obtint son changement.
Un matin, alors que nous arrivions sur le pont pour la cérémonie du drapeau, Sanchez nous apprit une nouvelle qui nous fit bondir de joie avant de se révéler décevante : l’annonce de notre prochain départ. Elle suscita des clameurs de joie, mais, lorsque nous apprîmes que nous allions prendre la direction des Baléares, notre enthousiasme retomba comme un soufflé. Plus question de rapatriement ! Nous allions quitter notre prison flottante pour une autre, sur la terre ferme…
Le départ eut lieu au début de juillet, autant qu’il m’en souvienne. Sanchez nous fit rassembler sur le pont, sous les bourrasques d’un vent d’orage.
Le capitaine anglais, sir Cuthbert Collingwood, monté à bord accompagné de deux soldats, vint nous préciser notre destination. Cette irruption d’un officier à l’uniforme rutilant au milieu des nôtres, défraîchis, avait de quoi nous humilier.
Pour la première fois, j’entendis, de la bouche du commandant anglais, le nom Cabrera , un îlot rocheux qui pend comme une larme au sud de la grande île de Majorque, au large de Palma.
L’appel commença, interminable. Lorsque j’entendis mon nom, je me dirigeai vers la coupée, où se tenaient les premiers appelés. Mon cœur se serra quand retentirent ceux de ma compagne et de Murel. J’eus le bonheur d’apprendre que nous ne serions pas séparés et que l’on nous destinait tous les trois à Cabrera.
Au nombre de cinq mille quatre cents officiers, sous-officiers et simples soldats, nous quittâmes la Vie i lle-Cast i lle pour être entassés, comme sur des navires négriers, dans une quinzaine de transporteurs.
J’échouai à bord de la Cornélie , navire français commandé par un capitaine espagnol, don José de
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