Les prisonniers de Cabrera
Vargas, responsable de tout le convoi. J’ai gardé en mémoire quelques noms de ces bâtiments : le Bombay , le Nord , l’ Embuscade … Presque tous avaient gardé des blessures de Trafalgar.
Traités comme des nègres, entassés dans des cales puantes, sans air et sans lumière, nous avons, durant cet interminable voyage le long des côtes d’Andalousie puis en pleine mer, subi un véritable martyre.
J’avais pris la précaution d’enfourner dans mon havresac quelques vivres et me félicitai de cette précaution. Nos rations étaient spartiates : biscuits rances, fèves cussonnées, avec comme boisson une eau putride, à goût de vase et grouillante d’insectes.
Nous avions été abusés, volontairement ou non, quant au nombre des déportés : il se montait en fait à près de huit mille ! Quant à savoir quelle était notre destination exacte, personne ne daigna nous en informer. Nos doléances se heurtaient à un mur.
En me hissant jusqu’au plus proche sabord, j’avais imprimé dans mon regard et ma mémoire la dernière image de la péninsule gaditane, épanouie sous un soleil éblouissant, avec, au-dessus de la côte, les panaches de fumée de nos batteries. Je distinguais dans cette lumière ardente les silhouettes, si proches et si lointaines, de la Catedral Vierja, celle de Nostra Señora del Carmen, les pyramides de sel de l’île de Léon, les sinistres remparts de San Carlos et les castillos occupés par nos troupes…
Avec ses quinze navires de transport, notre convoi avait des dimensions impressionnantes. Il se composait de frégates, goélettes, brigantines, polacres, encadrées par des navires de guerre anglais. Ces unités étaient si proches les unes des autres qu’elles eurent du mal à sortir de la baie et que certaines s’y embrochèrent, si bien que notre départ s’en trouva retardé.
Nous étions à ce point pressés dans les cales, côte à côte, sains ou malades, que si notre voyage avait duré plus d’une quinzaine nous aurions eu des épidémies à redouter. Nous avions les membres ankylosés au point que les promenades quotidiennes finissaient de nous épuiser. Ceux qui se levaient la nuit pour satisfaire un besoin naturel dérangeaient leurs voisins, lesquels les accablaient d’insultes et réveillaient toute la cambuse.
Un capitaine de voltigeurs nous apprit, après un entretien avec Vargas, que les débris de l’armée de Dupont seraient débarqués aux Baléares, tandis que les marins et soldats de l’amiral de Rosily-Mesros, le vaincu de Trafalgar, prendraient la route des Canaries, autant dire de l’Afrique.
J’avais perdu tout espoir de voir nos ennemis respecter la convention de Baylen et nous rapatrier un jour, contrairement à certains prisonniers encore attachés à leurs illusions. Ils espéraient que nous n’allions faire qu’une escale aux Baléares avant d’être conduits à Marseille ou Toulon…
Le temps était serein, mais avec un vent debout qui obligeait la flotte à courir des bordées en vue des côtes marocaines, où se dessinait la montagne aux singes de Ceuta, face à cette autre montagne, Gibraltar, dont les autorités anglaises nous avaient interdit l’entrée, refusant d’y recevoir nos malades et de nous fournir des médicaments.
À la sérénité relative de l’Atlantique succéda la colère de la Méditerranée. Elle semblait nous attendre pour nous donner le spectacle de ses hautes vagues et d’embruns irisés enveloppant les récifs. La nuit était tombée brusquement sous un ciel de suie balayé d’éclairs et de sautes de vent qui nous poussaient vers les brisants. Officiers et matelots perdaient la tête, abandonnant la manœuvre pour s’agenouiller sur le pont en priant la Virgen , Dieu et tous ses saints de nous épargner un naufrage. D’énormes vagues soulevaient la Cornélie et la précipitaient dans des creux vertigineux.
Alors qu’il avait perdu deux ancres en voulant mouiller, le capitaine Vargas, ravalant son humiliation, demanda l’aide des officiers de marine français, qui rétablirent la situation. Un autre navire de notre convoi, ayant heurté un récif qui avait ouvert une voie d’eau dans la coque, dut repartir vers Gibraltar pour réparer cette avarie. Au fil des heures, d’autres, ayant eu leur mâture endommagée ou arrachée, dont notre Cornélie , durent faire de
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