Les prisonniers de Cabrera
île peut être un paradis pour de nouveaux Robinsons, mais les hommes peuvent aussi en faire une géhenne…
QUATRIÈME PARTIE
1
L’île fortunée
Traduire en mots la topographie de Cabrera est une entreprise difficile.
Que l’on imagine un morceau de lave refroidie, une convulsion minérale crachée par quelque volcan souterrain, toute en plaies et bosses, sans la moindre rivière et aucun village. Ce qui surprend de prime abord, c’est l’abondance des noms de lieux, particulièrement là où il n’y a rien. Que de puntas (pointes), de cabos (caps), de calas (criques), de covas (grottes) ! Chaque excroissance terrestre ou marine porte un nom, de même que les îlots voisins.
L’intérieur, de la cala Ambuxia à la punta d’Anciola, du nord au sud, et, de l’est à l’ouest, entre le capo Carabasa et la cala Mal Entredor, n’est qu’un massif montagneux de faible altitude et désertique, à part quelques boqueteaux de pins, de chênes verts et de caroubiers, avec une faune de chèvres sauvages, de rats et de gros lézards à peau noire. Des patronymes s’accrochent aux moindres aspérités : Miranda, Figueras, Llarch… Qui étaient ces gens ? Pirates, corsaires, boucaniers ? Que faisaient-ils là, et à quelle époque ? Pas de noms arabes, mais un château à demi en ruine, construit par eux, sur un sommet.
Tous ces noms semblent butiner comme un essaim de guêpes sur un cadavre desséché.
Autre curiosité : le découpage de la côte. Pas la moindre ligne droite, mais une suite de courbes interrompues brutalement par des saillies. Il semble que la mer se soit acharnée, durant des millénaires, à grignoter ce rejet volcanique.
De retour à Puymège, j’ai retrouvé, au milieu d’un fatras de notes rapportées de mon odyssée, une carte de cette île dessinée par un prisonnier quelque peu versé en géographie. Elle semble me parler, comme une personne vivante, avec derrière chaque nom de lieu une image ou un événement.
Une petite garnison est encore installée dans le château, dans l’attente d’un envahisseur improbable. Cabrera ne présente aucun intérêt stratégique, sa seule vocation paraissant être de servir de bagne. Après la dévastation subie du fait de notre présence, la nature, dit-on, a repris ses droits.
Une image, un événement…
C’est au cabo Moroboti, au cours d’une promenade, qu’Édith m’a annoncé qu’elle était enceinte… À Esbi, un jour de chaleur tropicale, nous nous sommes baignés nus, pour la première fois, dans l’eau tiède d’une crique… Au cabo Debeig, j’ai été attaqué à coups de pierre par un prisonnier solitaire vêtu de peaux de chèvre et barbu comme un Patagon.
Évaluer avec précision la superficie de cet îlot est un défi pour les cartographes, tant son relief est délirant. À ma connaissance, personne ne s’y est risqué autrement que par des approximations. Je me bornerai à dire qu’on pourrait en faire le tour, en suivant les sinuosités de la côte de haut, en une journée.
C’est dans ce lieu déshérité que nous allions passer quelques années de notre existence.
Aux approches de Cabrera, par une brise qui portait bien et une mer d’un bleu d’odyssée, nous pouvions penser qu’en matière de bagne il y avait pire. L’île se découvrait à nous dans sa sauvage beauté, avec son relief déchiqueté, ses espaces vierges, ses falaises abruptes frangées d’écume.
L’ Embuscade fut le premier des quinze navires composant notre convoi à accoster dans une large baie d’eau profonde d’un violet intense, encadrée de sommets et de falaises vertigineuses. Il n’y avait d’autres bâtiments qu’une masure qui tenait lieu de dépôt – mais de quoi ? – et d’amirauté – le nom que je lui donnai par dérision. Quelques cabanes délabrées l’entouraient. En guise de quai, une simple jetée de planches démantibulée à moitié enfoncée dans la mer.
La Cornélie suivait de peu. Nous en sommes descendus en rangs et, précédés d’un jeune tambour fier comme Artaban, nous nous sommes rassemblés sous nos drapeaux. Il y eut chez les prisonniers, après un moment de stupeur, des acclamations et des chants patriotiques, des embrassades et des larmes. Des bonnets et des chapeaux s’envolaient au-dessus des têtes. On pressait le capitaine
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