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Les prisonniers de Cabrera

Les prisonniers de Cabrera

Titel: Les prisonniers de Cabrera Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Peyramaure
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connaissions des périodes de pluie, ce qui était rare. C’était alors le branle-bas : nous sortions tous nos récipients pour les remplir de ces généreuses ondées.
    Nous avions enduit notre toit d’argile, dans laquelle nous avions aménagé des canaux de manière à diriger l’eau vers notre quincaillerie. Nous avions ainsi, en maîtrisant notre consommation, une provision pour trois ou quatre jours.
    Autre moyen, sinon de tromper notre soif, du moins de nous en donner l’illusion : nos baignades quasi quotidiennes. Certains, à bout de forces, ne pouvant résister à cette thérapie sommaire, en mouraient. Engourdis par la fraîcheur de l’eau et le mouvement des vagues, ils s’endormaient et ne se réveillaient pas.
    C’est ce qui arriva à l’un de nos voisins, le canonnier La Jeunesse, qui n’avait plus que la peau sur les os. Dans le service armé, il avait joui, en raison de sa forte constitution, d’un régime de faveur. Il lui fallait, disait-il, trois livres de pain par jour, un kilo de viande, quatre à cinq litres de vin et le reste à l’avenant. Il avait commencé à dépérir sur le ponton de Cadix. À Cabrera, malgré les secours en subsistances que nous lui consentions par pitié, il était devenu squelettique et d’une humeur proche de l’asthénie. Autant verser un verre d’eau dans le tonneau des Danaïdes. Il est mort sous nos yeux, sans un mot ni un geste pour nous demander de le repêcher.
    Pour libérer leurs activités d’une obligation fastidieuse et leur conscience d’un remords, ces messieurs de la junte sérénissime avaient confié notre ravitaillement à un soumissionnaire, Nicolas Palmer, une manière de fantôme dont nous ne vîmes jamais les bottes arpenter le port.
    Pour mille réaux mensuels (une belle somme !), Palmer avait obligation de livrer tous les quatre jours leur subsistance à près de cinq mille détenus, avec des rations convenues par contrat en quantité et en qualité. Je précise par parenthèses que de nombreux prisonniers désertant ce monde chaque jour, victimes de la faim ou de la maladie, l’équipage à son service s’attribuait leur part.
    Obligation  est un mot qui, en Espagne, évolue suivant les circonstances, tout comme  ma ñ ana , qui, s’il s’accompagne d’un bâillement, est extensible à l’infini.
    Par temps orageux, Palmer gardait son navire de livraison au port ; de même si la mer était agitée, ou si les denrées à embarquer avaient du retard. Les plaintes que nous adressions à la junte par l’intercession du gouverneur se perdaient dans un fatras bureaucratique.
    Les vivres nous parvenaient donc avec plus ou moins de régularité, sans que le contrat quantité-qualité fût respecté, par deux chaloupes détachées du navire : la  Santo Cristo de Santa  et la  Beata Catalina Tom á s , commandées par Mateo Esteva et Pedro Juan.
    Les rations types comportaient en principe un pain de munition d’une livre, cent grammes de riz ou de vermicelle, une poignée de pois chiches ou de fèves, un flacon d’huile et un pochon de sel. Il fallait, avec cela, tenir quatre jours !
    Il n’était pas interdit de trafiquer en marchandant âprement avec les matelots des chaloupes, mais l’opération était humiliante et délicate. Le vendeur nous tendait au bout d’une perche une casserole avec un fond de vinaigre contre les risques de contagion, dans laquelle nous mettions le montant de nos transactions. Il nous fallait ensuite entrer dans la baie avec de l’eau jusqu’à la poitrine pour recueillir le fruit de notre trafic.
     
    Si je m’attarde sur ces détails, c’est qu’ils revêtaient pour nous une importance vitale, notre existence ne tenant qu’à ces fils ténus.
    La distribution était assurée par les marins de la Garde, avec une rigueur toute militaire qui freinait la ruée et les rixes qui s’ensuivaient. Le caporal Wagré avait imaginé une méthode et désigné, par compagnie, des « chefs de vivres », dans le but d’organiser des « popotes », mais cette ambition le dépassait, chacun préférant jouir individuellement des bienfaits de la junte.
    — Il eût été pourtant raisonnable, m’avait dit Gille, d’adopter cette méthode. Elle aurait évité à certains de s’empiffrer le premier jour et de tirer la langue le lendemain. J’en ai mon soûl de voir ces pauvres

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