Les prisonniers de Cabrera
Gille dans la catégorie des « grottes à spirales ». On y pénètre par un majestueux porche de cathédrale mais l’intérieur est d’une telle complexité qu’on peut s’y perdre, comme cela se produisit pour un sergent de dragons, qui ne reparut jamais.
La plus belle de ces curiosités naturelles est la grotte marine dite la cova Azur, en raison de la profondeur et de la couleur de ses eaux. Elle est l’équivalent, m’a-t-on dit, de la célèbre grotte azurée de Capri. Je rêvais de la parcourir en barque, mais cela nous était interdit.
Certaines de ces grottes, les plus accessibles à partir du port, notamment celles du puig de Poscamosca, étaient le refuge – je n’ose dire la tanière – de prisonniers qui avaient choisi la liberté intégrale. Ils y vivaient nus comme des Fuégiens, avec des femmes dont ils eurent, dans les mois et les années qui suivirent, des enfants dont aucun ne survécut.
Pour ces longues excursions, scientifiques ou d’agrément, nous chaussions des sandales de fibres tressées, semblables aux espadrilles basques, et, pour nous protéger des épineux, nous portions des jambières d’écorce ou de genêt. Aucun risque de marcher sur la queue d’un serpent : on n’en eût pas trouvé un seul, malgré des conditions favorables à leur prolifération. Notre souci permanent, en revanche, était la découverte de sources qui auraient pu échapper à la vigilance des hôtes de ces solitudes arides. Il nous fallut déchanter : cette montagne en était aussi avare que la junte de Palma de fournitures…
Si les fuentes , les sources, étaient rares à Cabrera, il n’en allait pas de même des vestiges de l’Antiquité. De chacune de nos promenades nous rapportions des débris d’amphores, d’écuelles, et des monnaies de cuivre ou de bronze rongées par le temps et impossibles à dater. Dans leurs délires archéologiques, Auguste et Gille rêvaient de conférences à l’Institut et d’une gloriole de savantasses. Ils tombaient en arrêt et se pâmaient devant des vestiges qu’ils relevaient pieusement. Gille se souvenait d’une légende rapportée par Pline, selon laquelle un temple aurait été dédié sur cette île à Junon et aux femmes en mal d’enfants. Il était de même persuadé, en se référant aux mêmes sources, que la mère du chef carthaginois Hannibal s’y était arrêtée pour accoucher au temple de Junon !
— Quelle chance, ironisait Auguste, si nous découvrions le cordon ombilical du nouveau-né, frère d’Hannibal ! Peut-être, en cherchant bien…
Protestation véhémente de Gille :
— Béotien, paysan du Danube, tu riras moins quand je découvrirai l’emplacement du temple de Junon !
Ce temple, nous l’avons peut-être trouvé le jour où des prisonniers, cherchant des moellons pour consolider leur habitat, avaient mis au jour, en face du port, un chapiteau de pur style corinthien, des pierres taillées et sculptées et des tombeaux recouverts de dalles de schiste abritant encore des squelettes drapés de linceuls pourris.
Gille exultait :
— Ne vous l’avais-je pas dit ? Nous avons fait une découverte qui va étonner le monde. Un temple de Junon, ici, à Cabrera !
Il voulut faire appel aux services de Robinson pour rapporter quelques vestiges au magasin de l’amirauté, mais dut y renoncer, la charge étant trop lourde pour ce pauvre bourricot, réduit comme nous au régime sec. Il dut tout laisser en plan, hors quelques monnaies, et se contenter de faire le relevé de ces découvertes.
En m’informant du passé de l’île auprès d’un officier civil de Palma venu nous inspecter, j’appris que, quelques siècles auparavant, des moines augustins avaient trouvé refuge dans notre île avant d’en être chassés pour désordres et mauvaises mœurs. Un champ de céréales abandonné depuis des lustres, près de la fuente de Pera-Blanca, témoignait de cette brève occupation.
Que restera-t-il de notre présence à nous, quand nous aurons quitté cette « île fortunée », comme disaient les Anciens ?
2
La montagne Crève-Cœur
Jour après jour, la faim et la soif allaient devenir des tourments endémiques.
Elles nous obsédaient dès le réveil et nous accablaient tout le jour, la soif étant la plus pénible à supporter. Elle n’observait une trêve que lorsque éclatait un orage ou que nous
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