Les prisonniers de Cabrera
au gouverneur :
— Excellence, votre épouse est décédée depuis au moins une semaine. Avec la chaleur, elle va se liquéfier et empoisonner l’air. Vous ne pouvez la garder plus longtemps près de vous sans craindre pour votre santé et celle de vos serviteurs.
— Muy bien … muy bien … bredouilla le gouverneur. Après plus de vingt ans de vie commune j’ai de la peine à me séparer d’elle. Je vais donner des instructions pour qu’elle soit inhumée à Palma, avec le secours de notre mère l’Église.
Sur le chemin du retour, Kasthofer, choqué et furieux, s’écria :
— Nous ne tirerons rien de cette larve. Sa place est dans son vignoble et pas dans ce bagne. Pourquoi ne démissionne-t-il pas, nom de Dieu ?
— Je ne le souhaite pas, dis-je, et je ne suis pas le seul. Qui sait quel énergumène pourrait prendre sa place et exercer sur nous sa tyrannie ? Lui, au moins, nous fiche la paix.
— À défaut de Burguillos, poursuivit Kasthofer, nous allons devoir intervenir auprès des autorités de Palma pour exiger des médicaments, sinon nous allons connaître une hécatombe…
— Mais, mon cher ami, elle a déjà commencé…
Il se produisit, au cours de cette année 1809, entre Majorque, Cabrera et les autres îles de l’archipel, un remue-ménage dont les motifs nous échappaient. Il semblait que les ruades de Kasthofer eussent produit leur effet.
Les cinq cents officiers, sous-officiers et sans-grade qui composaient sa communauté n’étaient pas disposés à se laisser mourir de faim et de soif sans protester. Ils tenaient inlassablement des réunions, rédigeaient doléance sur doléance qu’ils confiaient à Nicolas Palmer afin qu’il les remît à qui de droit. Blasés, nous les anciens de Cabrera, nous observions ces innocents avec condescendance, persuadés que toutes ces gesticulations n’intéressaient que mouettes et cormorans.
Ces démarches furent pourtant suivies d’effet. Le gouvernement décida non pas de les libérer, ce qui nous eût à la fois réjouis et ulcérés, mais de les transférer à Majorque. Il se produisit, dans les allées du Palais-Royal, un fameux tumulte lorsqu’on apprit, par un codicille, qu’un tiers seulement de ce contingent allait quitter notre bagne, à charge pour lui d’effectuer le tri.
Une semaine plus tard, nous eûmes la surprise de voir s’engager dans nos eaux non le navire de Palmer mais une polacre, majestueux navire à deux mâts et à voiles carrées. Plus surpris encore et atterrés, nous vîmes descendre dans les chaloupes, pour être conduits dans le port, un nouveau contingent d’environ cinq cents prisonniers, dont certains portaient encore l’uniforme : des Français récemment capturés en Catalogne au cours de batailles dans les parages de Barcelone, Gérone, Figueras ou Rosas.
Le tiers des effectifs de Kasthofer, triés sur le volet, allaient prendre leur place sur le navire, sans qu’ils pussent connaître la destination qu’on leur avait assignée. Le débarquement et l’embarquement prirent deux heures, dans un ordre impeccable et sans la moindre protestation de la part des oubliés.
En nous faisant ses adieux, Kasthofer nous donna l’assurance qu’il ne manquerait pas, à la première occasion, de parler en notre faveur aux autorités.
Nouvelle surprise affligeante : quelques jours plus tard, à la mi-juin si ma mémoire est bonne, on fit débarquer sur notre grève quatre compagnies de voltigeurs, deux de Polonais de la Vistule, deux de grenadiers et des éléments étrangers : Lombards, Allemands, Napolitains, la plupart capturés au cours d’opérations dans les parages de Barcelone. À croire que l’armée impériale avait été saignée à blanc !
Ce reliquat pitoyable de nos troupes n’allait pas tarder à nous causer du tracas.
À la tombée de la nuit, après avoir reçu leur ration, ils s’inquiétèrent de savoir où ils allaient loger pour la nuit. Nous ne pûmes que leur montrer la montagne en leur disant que les nuits étant douces ils ne souffriraient pas du froid, et que l’on pourvoirait plus tard à leur hébergement. Ils se répandirent en un tel concert de vociférations en plusieurs langues que nous redoutâmes une émeute.
Nous apprîmes peu après, par un commis de Palmer, que Kasthofer et ses hommes avaient été transférés au lazaret de
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