Les prisonniers de Cabrera
doute, mais ils ne pouvaient concevoir un pugilat contraire à l’honneur.
La rencontre n’avait rien de secret. Elle se déroula au lieu dit la colline des Dragons, au pied du piton de Penal Blanc, en présence d’une foule d’un millier de spectateurs, ravis d’avance de ce spectacle de choix. Wagré nous avait priés, Gille et moi, d’être ses témoins ; j’ignore le nom de ceux que le grenadier avait choisis.
Aucun trait de noblesse ou d’élégance ne marqua ce duel qui ne fut rien d’autre qu’une rixe de crocheteurs, où tous les coups étaient permis. Comme le voulait la règle, on s’en tint au premier sang. Ce fut celui du grenadier, qui, atteint au front, ébranlé, laissa tomber son arme et s’avoua vaincu.
Nous fîmes en sorte que cet engagement se terminât au mieux. Les duellistes furent invités à se serrer la main et à trinquer avec le vin fourni par Wagré.
Pour ceux qui se seraient déclarés surpris que les soldats du corps de la Gironde, dont je faisais partie, réputés pour leurs racines rurales, n’eussent pas tenté de mettre cette île en exploitation, j’avais une réponse longtemps méditée : remuer la terre avec un outillage dérisoire, en extraire la rocaille et déraciner, tout cela eût représenté, dans notre état physique, un défi surhumain. De plus, nous n’avions aucune certitude quant au résultat, la terre étant ingrate et le climat capricieux. Rien ne nous assurait que Palma consentirait à nous fournir plants et semence. Quant à l’eau pour les arrosages, où la trouver ?
Le padre Damian fut parmi les premiers à tenter de relever le défi et à donner l’exemple. Il sua sang et eau pour remuer la terre et en faire sortir quelques raves. Beaucoup de peine pour rien : constatant un matin que son bout de terrain avait été pillé, il proféra des imprécations dignes de l’antique. Il en alla de même pour quelques autres amateurs de jardinage, privés de leur piètre récolte de patates et de fèves, qui n’eussent pas trouvé amateur sur les marchés de Palma.
Un secours nous vint de qui nous n’attendions rien : le capitaine anglais de la canonnière de surveillance. À croire qu’il nous observait à la lunette. Ému de notre détresse, il détacha une chaloupe qui nous apporta les outils aratoires, les plants et la semence, « de la part de Sa Majesté le roi George », qu’il s’était procurés sur ses propres fonds.
Ce cadeau tombé du ciel ranima nos énergies fortement éprouvées. Nombre d’entre nous, du moins ceux qui en avaient encore, retroussèrent leurs manches ou ôtèrent leur chemise et, sous un soleil de feu, se mirent à retourner quelques arpents de terre aride pour les futurs semis. Le père Damian s’était institué notre contramaestre et donnait l’exemple, avec Diego, son bedeau, en chantant des Ave Maria et des airs profanes, que les travailleurs reprenaient en chœur en les massacrant.
Le travail terminé, notre capell á n tint à bénir ce vaste espace de terre débroussaillée, à célébrer notre exploit par une messe sur le plus proche oratoire et à rappeler la mémoire de ceux qui, exténués, avaient laissé leur vie dans cette aventure, dont je garde moi-même un souvenir terrible mais exaltant.
Sur la fin de l’été, quelques belles ondées favorisèrent nos semis, et ce ne fut pas sans émotion que nous vîmes une vague de verdure se répandre sur notre champ. Ce réconfort fut suivi d’une déception : la récolte était maigre.
Quelques déportés entreprenants eurent aussi l’idée de créer un élevage et un commerce de viande fraîche. De bœufs, de moutons, de chèvres ? Point ! De lézards, de souris et de rats. Cette nouvelle activité me rappelait le négoce de certains prisonniers de la Vie i lle-Cast i lle .
Une autre industrie permettait à certains de vivoter : l’exploitation du sel gemme qu’ils trouvaient en grattant la terre, et de celui qu’ils récoltaient sur les récifs au cours de prospections acrobatiques qui provoquèrent la mort d’au moins l’un d’eux. Non raffiné, ce sel était de qualité médiocre, mais nous nous en contentions, celui que nous livrait Nicolas Palmer étant insuffisant.
D’autres déportés avaient imaginé la fabrication de charbon de bois et vécurent convenablement de leur négoce. Les vanniers, eux, ne
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