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Les prisonniers de Cabrera

Les prisonniers de Cabrera

Titel: Les prisonniers de Cabrera Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Peyramaure
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distribution, nous nous sommes placés, Auguste, Édith et moi, dans un angle propice à reconnaître nos agresseurs, sans perdre le contact avec Wagré qui surveillait l’opération avec en main le fusil du grenadier, encadré par quatre « policiers » armés de gourdins ferrés.
    Le tour venu pour les droits communs, nous n’eûmes aucune peine à reconnaître nos trois brutes. Sur un signe de notre part, Wagré et ses assistants les maîtrisèrent, au risque de provoquer une émeute de solidarité parmi les détenus. Wagré dut brûler une cartouche pour ramener l’ordre.
    Au cours de la séance du Conseil réunie pour juger ces trois hommes et quelques autres, ils se défendirent, arguant, dans un charabia mi-français mi-espagnol et avec un bel aplomb, qu’ils nous avaient demandé leur route et que notre comportement insolent puis agressif avait entraîné une réaction dont ils convenaient qu’elle avait été un peu brutale.
    Méry conclut l’audience en leur annonçant que le capitaine du prochain navire de ravitaillement allait les confier à un tribunal majorquin, qui déciderait de leur sort. Une semaine plus tard une dizaine de ces malfrats étaient pendus à Palma, dans une cour de prison. En la circonstance, les juges avaient fait preuve de plus de célérité que la junte quand elle daignait se pencher sur nos problèmes…
    Nous avions espéré que cette mesure expéditive serait suivie d’effets et qu’agressions et pillages cesseraient. Il n’en fut rien.
    En quelques semaines cette tourbe évacuée des prisons d’Alicante avait reformé des bandes de huit à dix hommes, bien décidés à laisser libre cours à leurs instincts criminels. Ils nous rappelaient la fameuse bande de la Lune, démantelée l’année précédente. Plutôt que de disperser leur habitat, le Conseil avait eu le tort de les laisser s’agglomérer dans un village dont ils avaient fait leur quartier général.
    Tôt dans la matinée, ils descendaient par petits groupes vers le port, se moquaient des gens qu’ils croisaient et s’en prenaient aux femmes. Soupçonnés du viol d’un adolescent retrouvé mort sur les récifs alors qu’il péchait des poulpes, ils parvinrent à échapper aux investigations. Il aurait fallu, pour les empêcher de nuire, les enfermer dans le château, sous la surveillance de gardes-chiourme armés, ce qui ne pouvait être envisagé.
    Leur lieu favori de rassemblement était le Palais-Royal. Habitée surtout par des femmes, cette réplique du célèbre lupanar du Régent et duc d’Orléans était un endroit animé, où l’on trouvait tout ce qui peut se vendre et s’acheter. À la fois agora, forum, bazar et bordel, avec l’apparence d’un gros village de cabanes et d’auvents, l’endroit grouillait de monde du matin au soir, et parfois la nuit. Rues, ruelles, allées portaient un nom et les maisons un numéro. Ce souci, de la part de nos administrateurs, de récréer des images fictives de la patrie donnait des ailes à nos nostalgies.
    Je me rendais, chaque jour ou presque, sur ces lieux animés d’une fête constante.
    Installé à la terrasse d’un cabaret décoré de plantes, je consacrais une poignée de monnaie à boire, en dégustant des olives, un verre ou deux du bon vin d’Andalousie plutôt que la mauvaise bière de Majorque. Dans l’arrière-boutique officiaient les changeurs, les prêteurs, les proxénètes, et s’opéraient des trocs.
    L’argent, inexistant chez les sauvages des cavernes, était rare pour la plupart des prisonniers. En revanche, ceux qu’on appelait les « capitalistes » n’en manquaient pas et ne l’enfouissaient pas dans un bas de laine. Les rois du marché, c’étaient eux.
    Dans le café à l’enseigne du Petit Parisien, je négociai l’achat d’un cigare, un vrai  puro , acquis sur mes deniers. Je le partageai avec Auguste, à raison de deux ou trois bouffées le soir, devant l’immensité rose et bleu de la mer, avec au loin cette fausse image de liberté : l’île mère, enveloppée de son cocon de brume.
    Descendus de leur village, les condamnés de droit commun se retrouvaient par petits groupes au Palais-Royal. Ils se servaient gratis aux boutiques, commandaient du vin qu’ils refusaient de payer et menaçaient les patrons récalcitrants de mettre le feu à leur cabane. Si le Conseil, avec le concours des

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