Les proies de l'officier
l’Angleterre serait bien obligée de négocier à son tour. Probablement. Alors il y aurait enfin la paix.
Un peu plus loin, Saber était en train de tailler en pièces l’armée russe. À l’aide d’un bout de bois, il dessinait son plan sur le sol à l’attention de ses partisans, des soldats qui ne juraient que par lui et se voyaient déjà colonels de ce futur maréchal de France. Il y avait des flèches en tous sens, la Grande Redoute était déjà tombée – un peu vite, jugea Margont – et la Garde russe se jetait dans un « piège fatal ». Saber avait en effet ordonné le repli de l’aile droite française pour faire croire à une déroute de ce côté. Les Russes s’étaient empressés de faire donner toutes leurs réserves, dont la Garde, pour achever d’enfoncer le flanc droit ennemi. Alors Saber lançait la cavalerie de la Garde sur leur flanc et disloquait leurs colonnes. La Vieille Garde suivait et les achevait. C’était visiblement très efficace sur le sable puisque Saber rayait avec énergie carrés et colonnes russes. Mais il négligeait le facteur humain. En admettant que les Russes croient effectivement avoir enfoncé l’aile droite française, comment être sûr que les Français ne penseraient pas de même ? Et l’aile gauche et le centre français, pensant le flanc droit en déroute, se débanderaient à leur tour... Tout mouvement vers l’arrière était dangereux, car il faisait bien vite des émules de tous les côtés...
Piquebois fumait sa pipe à l’écart. Allongé sur le dos, les genoux repliés pour soutenir un traité d’astronomie, la tête posée sur son sac, il contemplait le ciel. Il avait les yeux pleins d’étoiles.
— Pourquoi te passionnent-elles tellement ? lui demanda Margont.
— Parce qu’elles sont très loin d’ici.
Margont rejoignit ensuite Lefine qui vendait des fioles emplies d’une eau verdâtre. C’était son « élixir contre la peur » : une infusion de verveine et d’eucalyptus. Margont l’empoigna par le collet et tous les acheteurs potentiels, voyant le visage du sergent, eurent immédiatement la preuve que ce produit était une escroquerie.
— Encore des arnaques ! tonna Margont.
— Ça marche, c’est scientifiquement prouvé, mon capitaine. La vérité, c’est que vous êtes contre le progrès.
— Fais-moi ton rapport au lieu de jeter de l’huile sur le feu.
— Si j’avais de l’huile, je ne la gaspillerais pas, je la boirais, même si c’était de l’huile pour réverbère.
Margont lâcha Lefine qui réajusta son col avec maniérisme.
— Mes hommes essaieront de surveiller nos suspects durant toute la durée du combat.
— Parfait. Je compte sur eux.
— Mon capitaine, est-ce que vous n’avez pas peur ?
— Pourquoi ? Tu veux me vendre ta saleté d’élixir ?
— Non, sérieusement...
— Évidemment. Mais ma peur ne me paralyse pas et elle ne me gâche pas la vie. Donc je peux me considérer comme content.
Margont s’en alla. Il voulait dormir un moment. Lefine vida coup sur coup trois de ses fioles. Il pensait que ça ne marchait pas, mais à tout hasard...
*
* *
Son coeur battait la chamade. Les Russes étaient enfin là ! Il était persuadé que l’Empereur allait s’occuper d’eux à sa manière et il les plaignait déjà. En attendant l’assaut général, il venait de s’inventer un nouveau petit jeu qu’il trouvait très amusant. Il s’agissait d’imaginer la pire mort possible pour Margont. On classait ensuite ses souhaits par ordre de préférence croissante. Ce qui donnait pour l’instant :
Qu’un boulet lui arrache un bras et qu’il gise allongé pendant des heures à contempler son moignon en train de dégorger ; que la mitraille le hache menu menu ; qu’un coup de sabre lui brise les dents et lui élargisse le sourire d’une oreille à l’autre ; qu’une pluie de balles lui éclate la rate, le foie et tous les boyaux ; qu’il soit grièvement blessé, immobilisé et oublié dans un coin du champ de bataille et qu’il ait le plaisir de sentir les corbeaux lui picorer les yeux ; que tout cela lui arrive à la fois.
Pour lui, Margont était un cafard dont il ne parvenait pas à se débarrasser. Et si celui-ci ne renonçait pas, comme tout cafard, il finirait sous sa semelle.
*
* *
À trois heures du matin, l’ordre du jour fut lu aux troupes. C’était la harangue de l’Empereur :
« Soldats, voilà la bataille que vous avez
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