Les proies de l'officier
élan contre leurs camarades pour faire sauter le bouchon de ce goulot. Les soldats du 30 e et du 13 e léger se massaient pour contrebalancer la poussée russe. Ceux qui se trouvaient au centre de cette mêlée étaient écrasés dans cet étau. Plaqués les uns contre les autres, certains avaient été tués, mais ne pouvaient même pas tomber, donnant l’illusion que les morts eux-mêmes s’étaient relevés pour participer au combat. Margont leva la tête. Des Russes faisaient feu depuis les hauteurs du remblai. Leurs corps se détachaient si distinctement qu’ils se faisaient abattre presque aussitôt. D’autres les relayaient pour connaître le même sort. Les défenseurs de la gorge furent finalement submergés. Des hommes furent piétinés tandis que les Russes, hurlant de joie, déferlaient en embrochant tout ce qui bougeait. Margont, tétanisé, pensa aux arènes de Nîmes. Il avait l’impression d’être au coeur de cet édifice antique, misérable gladiateur perdu dans une foule d’autres gladiateurs. Mais il n’y avait aucun public, aucun César prêt à lever le pouce pour faire cesser le carnage. Il vit des mousquetiers verts se ruer dans sa direction. Un fusilier français, juste à côté de lui, se mit à hurler de rire. Il se tenait immobile, l’arme au pied, et riait, riait, riait. Quelqu’un se plia en deux devant Margont. Un bout de métal sanglant dépassait de son dos. Margont tira un coup de pistolet dans la poitrine d’un assaillant. Une forme vociférante le chargea en brandissant une baïonnette. Il se précipita vers elle, esquiva la lame et lui plongea son épée dans le ventre. À sa droite, quelqu’un tira un coup de feu dans le visage de quelqu’un d’autre. Une main lui attrapa la cheville. Il bondit en arrière sans chercher à savoir s’il s’agissait d’un Russe renversé ou d’un blessé qui réclamait de l’aide. Un coup de crosse porté par-derrière lui percuta l’épaule gauche et lui fît perdre l’équilibre. Il se retourna vivement et découvrit un fantassin qui levait sa baïonnette pour l’épingler au sol. Margont avait lâché son épée. Il bondit comme un ressort, ceintura le Russe et tous les deux chutèrent. Margont se releva. Les Français se repliaient. Il aperçut le général Bonnamy, qui commandait le 30 e de ligne et le 2 e de ligne de Bade. Bonnamy était en sang. Une masse de Russes l’enveloppa pour le cribler de coups de baïonnette. Le fusilier riait toujours. Il n’avait pas bougé d’un centimètre. Un Russe lui plongea sa baïonnette dans le ventre. Le Français n’avait même pas esquissé un geste pour se défendre. Il s’effondra. Il avait cessé de rire. Il ne retrouva la raison que pour mourir. Margont récupéra son épée. Le soldat qui avait tenté de l’empaler avait ramassé son fusil. Margont pointa son pistolet déchargé sur lui. Le Russe hésita. Allait-il tenter l’affrontement ou renoncer ? Une balle perdue prit la décision à sa place en lui traversant la poitrine. Partout, des fusils étaient jetés à terre et des bras se levaient. Les Russes avaient gagné. Margont rejoignit ceux qui se repliaient. Ayant été encerclés, ils durent se faire jour à travers l’ennemi.
Les deux tiers du 30 e avaient péri dans la redoute et ses alentours. Mais les rescapés, ajoutés à ceux du 13 e léger et des autres régiments, constituaient encore une force puissante. Ils avaient commencé à se replier en bon ordre lorsque, soudainement, le groupe déterminé se changea en une foule en ébullition. C’était comme si les esprits avaient subi une mystérieuse réaction chimique les amenant à un état d’équilibre instable. La peur augmenta dans des proportions considérables alors que, paradoxalement, le danger diminuait puisque l’on regagnait ses lignes. Un tambour pressa le pas pour dépasser un grenadier. Ce fut le petit élément anecdotique qui déclencha l’explosion. Le grenadier accéléra pour repasser devant le tambour et tout le monde se retrouva en train de courir. La peur devint panique, or la panique est la plus contagieuse de toutes les maladies. Margont tourna la tête. Les Russes les poursuivaient.
— Reformez les rangs ou ils vont nous massacrer ! hurla-t-il.
Saber, tout proche, criait :
— Vous êtes la honte de notre armée ! Battez-vous pour l’honneur de la France !
L’un parlait à la raison, l’autre à la fierté, mais tous les soldats étaient devenus sourds. Les
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