Les proies de l'officier
rangs français achevèrent de se disloquer et l’on se mit à courir de plus en plus vite, dévalant la pente de la colline dans le plus grand désordre. Le colonel Delarse plaça son superbe cheval brun de travers pour barrer la route.
— Volte-face ! Sus à l’ennemi ! clamait-il. Je te
reconnais, toi ! Tu es Lucien Malouin ! Arrête-toi ou c’est le peloton ! Et toi, là, le capitaine André Dosse !
Sa monture se retrouva entourée de fuyards et le flot l’emporta. Delarse était le seul à faire face à l’ennemi, mais reculait malgré lui. On aurait dit qu’il se trouvait assis à califourchon sur un tronc d’arbre charrié par un torrent. La panique se hissa au niveau de la folie. Des soldats se mirent à changer de direction sans raison, percutant accidentellement leurs camarades. La foule était devenue une sorte d’étrange créature qui réagissait de façon irréaliste, ignorant certains événements importants et réagissant soudain avec excès à d’autres pourtant infimes. Ainsi, un chasseur à pied fila sur la gauche et, aussitôt, la multitude obliqua dans cette direction. De l’autre côté du ravin de Semenovskoïe, une masse bleu foncé faisait mouvement dans un alignement parfait. Ses baïonnettes brandies en avant, illuminées par le soleil, traçaient une ligne brillante et mortelle. C’étaient les troupes du général Gérard qui venaient secourir la division Morand en déroute. La foule aurait pu continuer à fuir, mais elle s’arrêta et fit volte-face. Saber, qui venait de crier : « Cessez de fuir comme des lâches ! », eut l’illusion exquise qu’il avait déclenché ce retournement de situation. Quelques soldats qui avaient poursuivi leur course se rompirent les os dans le ravin ou se volatilisèrent derrière des bosquets d’arbustes. D’autres ne se rallièrent que lorsqu’ils atteignirent les renforts. La vague russe heurta de plein fouet ceux qui osaient s’opposer à elle, mais elle fut bousculée à son tour par le flot bleu foncé de Gérard. Les boulets trouaient la mêlée qui comblait immédiatement ces vides. Les obus, eux, projetaient en l’air fumée, terre et débris humains.
Un carabinier rechargeait son arme à toute allure à côté de Margont.
— Tu sais ce qu’on est finalement, compagnon ?
Rien d’autre que des taches de sang.
*
* *
Sur la gauche russe, Bagration déclara qu’il reprendrait les Flèches ou qu’il se ferait tuer. Il lança une contre-attaque de grande envergure, mais les Français cassèrent cette action. De plus, un éclat d’obus brisa le tibia de Bagration. Ce dernier essaya désespérément de dissimuler sa blessure, mais dut finalement être évacué. Il était mortellement touché. Cette nouvelle se répandit à toute allure dans l’armée russe. Bagration jouissait d’une popularité telle que, vers treize heures, le moral de l’aile gauche russe faiblit considérablement. À l’extrême gauche russe aussi Koutouzov était battu, cette fois, par les Polonais de Poniatowski. À nouveau, Ney et Murat estimèrent que l’armée russe pouvait être détruite si Napoléon faisait donner la Garde. Belliard, le chef d’état-major de Murat, galopa jusqu’à l’Empereur. Ce dernier décida d’envoyer au combat la Jeune Garde seulement. Mais il fit aussitôt arrêter ce mouvement. En effet, à l’extrême droite russe, la cavalerie légère d’Ouvarov et les cosaques de Platov avaient lancé une contre-attaque. Ils massacraient l’escorte des bagages de la Grande Armée, obligeant une partie des troupes d’Eugène et la cavalerie d’Ornano à intervenir contre eux. Napoléon ne pouvait se séparer d’une partie de sa Garde sans s’être assuré au préalable de la stabilité de son flanc gauche et de l’impossibilité d’être contourné. Koutouzov utilisa ce répit inespéré pour renforcer son centre. Il lui envoya le corps d’Ostermann qui soutenait sa droite, relativement peu menacée, ainsi que la Garde russe. Le centre russe se retrouva doté d’une telle quantité de troupes qu’il devint illusoire d’espérer le balayer. Napoléon fit alors installer une grande batterie forte de trois cents canons pour écraser l’armée russe sous ses tirs.
À quatorze heures, les Russes occupaient toujours la Grande Redoute. Les soldats du 13 e léger attendaient les ordres. Le fracas des tirs d’artillerie était épouvantable et il fallait crier dans l’oreille de son voisin pour
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