Les proies de l'officier
poussière soulevé par le cheval du colonel.
— Autant rester tous allongés, on gagnera du temps ! surenchérit quelqu’un d’autre.
Un chirurgien arriva en courant. Ses vêtements dégoulinaient de sang, sa trousse et ses souliers aussi. Il poissait la mort. Piquebois, Margont et Lefine serrèrent une dernière fois la main de leur ami. Saber, lui, lui fit signe de loin, comme s’il pensait le revoir. Puis il s’adressa à tous ceux qui voulaient bien l’entendre. Le 13 e léger avait perdu encore un grand nombre d’officiers malgré le peu qui lui en restait déjà, alors un lieutenant galvanisé, on l’écoutait comme un général.
— Soldats ! Ce sont les mêmes Russes que ceux que vous avez écrasés à Austerlitz, à Eylau et à Friedland. Chargeons-les, mes amis, et passons-leur sur le corps ! Ils ont l’habitude, ils ont encore les traces de nos semelles sur le ventre !
Saber fut acclamé. Un instant plus tard, les divisions Morand, Gérard et Broussier, menées par le prince Eugène en personne, montaient à l’assaut de la Grande Redoute. Il était quinze heures.
Les tambours jouaient pour donner du courage, tumulte se mêlant au tumulte. La Grande Redoute était toujours noyée dans la fumée de sa canonnade et seules perçaient dans cette densité cotonneuse les lueurs des coups de canon. Les tirs ravageaient une fois de plus la ligne française, la labourant, la tronçonnant.
— Serrez les rangs ! criait machinalement Margont.
Il s’obligeait à penser à autre chose. Il essayait de revoir le visage de Natalia. Elle lui demandait de lui rapporter son livre et sa voix claire atténuait la canonnade et son mal de tête. Le sol se mit à trembler sous ses pas, comme si l’enfer de Dante dont lui parlait si souvent le frère Medrelli ouvrait lentement sa gueule pour engloutir le monde. Il y eut des cris de joie. Une déferlante de cuirassiers et de carabiniers martelait le sol au galop. Les cavaliers chevauchaient jambe contre jambe, serrés les uns contre les autres comme les briques d’un mur. Le soleil scintillait sur les cuirasses, les casques et les sabres. La vague enfonça fantassins et cavaliers russes, les piétinant comme de l’herbe, et dépassa la Grande Redoute. Les troupes d’Eugène prirent le pas de charge. Soudain, les canons de Raïevski cessèrent de tirer, comme par enchantement. La fumée se dissipa et le soleil fit reliure des objets métalliques à l’intérieur du retranchement. C’étaient les cuirassiers des 5 e et 8 e régiments, emmenés par le général Auguste de Caulaincourt, qui venaient d’investir la Grande Redoute à revers, par la gorge. Les fantassins français, ivres de joie, escaladèrent aussitôt les parapets. Les cuirassiers avaient décimé les défenseurs, mais refluaient maintenant sous le feu des derniers Russes. Cependant, les soldats d’Eugène surgissaient pour prendre le relais. « Vive les cuirassiers ! » s’écriait-on tout en fusillant les Russes. Margont aperçut le colonel Pirgnon au sommet d’un parapet. El exhortait ses hommes et ceux-ci, exaltés par son courage, passaient de part et d’autre de lui pour déferler dans la redoute. Sa présence, ainsi exposée, était vécue comme une insulte par les Russes. Ceux-ci le mettaient en joue en le maudissant. Sans le dévouement de ses soldats qui se jetaient sur eux et sans la fumée et la confusion générale, Pirgnon aurait probablement été touché. On aurait dit que Delarse et lui s’étaient lancés dans un concours de témérité. Il restait là, à la vue de tous, tandis que ses soldats défendaient farouchement ce qu’ils venaient de baptiser le « parapet Pirgnon ». Lui qui admirait Achille, en ce moment précis, il ressemblait effectivement à ce guerrier mythique. Margont pénétra dans la redoute. Les Russes se battaient pied à pied. Certains s’abritaient derrière des empilements de cadavres d’hommes et de chevaux. En fait, on y avait même jeté des blessés. Il n’avait jamais rien vu de pareil. On hurlait de tous les côtés. Un grenadier Pavlov, reconnaissable à sa coiffure en forme de mitre que ce régiment avait reçu le droit de conserver pour sa bravoure à Friedland, le chargea à la baïonnette. Un fantassin du 9 e fit feu sur le Pavlov. Comme cela n’avait pas suffi pour le stopper, le fusilier le perfora d’un coup de baïonnette. Le Pavlov tomba à genoux, mais se releva. Il fallut encore un coup de crosse pour lui faire
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