Les proies de l'officier
autres.
Grâce à l’insistance du frère Medrelli, Margont continua à étudier. Il lisait toujours autant et aimait se promener interminablement dans les rues de Montpellier. A l’adolescence, il s’enflamma pour la cause républicaine et décida de s’intéresser à la politique. Le monde changeait et lui voulait le changer plus encore et plus vite. Son projet reçut un accueil rien moins que glacial. Il est vrai qu’à l’époque de nombreux politiciens avaient perdu la tête au sens le plus strict du terme.
En 1798, il s’enrôla dans l’armée et suivit Bonaparte dans sa campagne d’Egypte. A son retour, il disposa de suffisamment de temps libre pour se livrer à des apprentissages désordonnés qui variaient au gré de ses passions. Mais, à partir de 1805, les guerres s’étaient succédé. Il avait participé à de nombreuses batailles dont Austerlitz, Auerstaedt, Eylau ou Wagram et avait eu l’occasion de vivre durant quelque temps à Berlin, à Vienne, à Madrid et dans bien d’autres lieux encore, rattrapant ainsi le temps perdu dans le petit rectangle de Saint-Guilhem-le-Désert.
Désormais, comme beaucoup, il attendait la paix. Une vraie paix, pas une nouvelle paix « para bellum », comme celle d’Amiens, en 1802, ou de Tilsit, en 1807, durant lesquelles tous les pays levaient des troupes et peaufinaient leurs futurs plans de bataille. Mais cette paix, il la voulait républicaine et humaniste, et pour cela, il était prêt à se battre toute sa vie s’il le fallait.
*
* *
Comme convenu, Margont rejoignit Lefine. L’auberge était basse de plafond et mal éclairée par des bougies de suif qui dégageaient une fumée malodorante. Il y avait des tables de toute taille et de toute forme, tables rondes, établis, caisses, tonneaux... Les affaires étaient les affaires. Pour le propriétaire des lieux, une invasion militaire signifiait avant tout une invasion de consommateurs. Malgré ce bric-à-brac mobilier, de nombreux soldats devaient se contenter de rester debout, buvant de la bière à même la cruche ou rongeant des os de poulet. Margont se fraya péniblement un passage jusqu’à Lefine qui, attablé devant une barrique, trempait des morceaux de pain dans une gamelle de lentilles.
— Sortons ! cria Margont pour surmonter le brouhaha.
Lefine cura son plat et suivit Margont la bouche pleine et l’air satisfait. Dans les rues, l’agitation était toujours à son comble. Des Français se bousculaient pour entrer dans une taverne bondée. Des dragons italiens du régiment Regina, hilares, contemplaient l’un des leurs qui, ivre mort, tentait envers et contre tout de grimper à cheval. Son habit vert était couvert de boue et il avait perdu son casque. Il se hissa enfin au sommet de sa monture. On l’applaudit avec chaleur. Il leva la main pour faire le malin, glissa sur le côté, sentit ce mouvement s’amplifier mais ne parvint pas à rétablir la situation et s’étala une nouvelle fois à terre. On l’acclama trois fois plus. Margont restait tolérant vis-à-vis de ces désordres du moment qu’ils ne dégénéraient pas en pillages ou en bagarres. Tout le monde savait que des milliers de gens allaient mourir. Il était donc naturel de vouloir vivre pleinement chaque minute et on trouvait toujours mieux à faire que d’obéir aux ordres qui prescrivaient de rester immobile et d’attendre pendant des heures le signal du départ.
— Alors ? Qu’as-tu appris ? demanda Margont.
— Pas grand-chose. La sentinelle assassinée appartenait au 2 e bataillon du 18 e léger. Impossible de savoir où elle a été enterrée.
— Comment ça, impossible ?
Lefine était furieux de ne pas être félicité pour la qualité de son travail.
— Vous avez vu la cohue qui règne ici, mon capitaine ? Il m’a fallu plus d’une heure pour découvrir enfin quelqu’un qui la connaissait. Je suis allé trouver ce bataillon : personne ne sait où a été enseveli le sergent-major Biandot. Ses amis croient qu’il a été assassiné par un partisan russe. J’ai fait la tournée des cimetières proches : aucune tombe n’a été creusée récemment à part celle de la Polonaise. Je suis revenu ici et j’ai interrogé comme j’ai pu les grenadiers de la Garde royale, mais ils n’étaient pas au courant.
— Et l’empreinte du pas ?
Lefine sortit de sa poche une semelle en bois.
— Le moulage n’a rien donné : c’était celui d’une banale chaussure de
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