Les proies de l'officier
crimes... Non, ce qui le préoccupait, c’était ce qui lui arrivait. Tandis qu’il cheminait au milieu des fantassins et de la poussière, une évidence s’était imposée à lui : sa fascination pour la mort ne datait pas de quelques mois seulement.
Lieutenant, il se rendait souvent dans les hôpitaux pour y contempler les agonisants. Il tentait de capter l’instant si fugace du passage de la vie à’la mort, ce moment où le corps s’immobilise définitivement, où la respiration elle-même s’éteint... Il essayait de mémoriser le changement d’expression de ces visages lors de cette seconde fatale. Mais quelques années auparavant déjà, la mort et la souffrance l’attiraient. Il allait assister à des autopsies, prétextant qu’il envisageait de faire des études de médecine. A l’époque, il avait mis cela sur le compte d’une curiosité morbide. Il s’était même documenté sur les différents types de coma. Il se demandait s’il en existait un qui fût assez profond pour mimer en tout point la mort. Durant ces séances de découpage, il s’amusait à imaginer que l’homme aux muscles dissociés et à l’abdomen largement ouvert dans lequel le médecin agitait ses instruments était encore vivant. Son coma lui interdisait de bouger, mais sa conscience avait une idée limpide de ce qui était en train de se passer.
En fait, son attrait pour la mort semblait plus ancien encore. Adolescent, il adorait les cimetières. Il y passait des journées entières. Il connaissait l’emplacement des tombes, les noms et les dates des disparus... Il se montrait curieux de savoir à quoi ressemblaient les cadavres au bout d’un jour, une semaine, deux semaines... Il s’amusait à laisser pourrir des pommes sur lesquelles il avait dessiné des yeux et une bouche. C’étaient ses têtes de cadavres dont la peau se flétrissait tandis que la chair se faisait moite et molle. Il les regardait se recroqueviller et s’anéantir peu à peu.
Même enfant... Il se délectait des convulsions des canards blessés à la chasse par son père. Leurs vains efforts pour tenter de s’arracher au sol et s’envoler à nouveau, leur long cou soyeux se tortillant en une danse macabre, le craquement sec des cervicales quand il leur brisait le cou pour mettre un terme à leur souffrance...
Finalement, il avait toujours été attiré par la mort, la douleur et le sang et il se demandait pourquoi il avait mis tant de temps à réaliser cette évidence. Encore une question qui exigeait une réponse. Sa vie lui paraissait être devenue une succession d’énigmes.
12.
La journée du 22 juillet fut particulièrement pénible. Le 4 e corps parcourut vingt-quatre kilomètres et c’était le troisième jour d’affilée qu’on soutenait un tel rythme. Margont passa son après-midi à tenter de se procurer un cheval. En vain. Les chasseurs à cheval eux-mêmes recevaient l’ordre de céder leurs montures aux artilleurs afin de compléter les attelages. Le soir venu, il se rendit donc à pied à l’invitation du colonel Barguelot.
Une vingtaine d’officiers, des capitaines et des chefs de bataillon ainsi qu’un major étaient assis sur l’herbe autour d’une longue nappe blanche déposée à même le sol, face à une vaisselle d’un luxe inouï. Des assiettes en porcelaine hollandaise, des verres à pied en cristal, des carafons, des couverts en argent... Des valets en perruque poudrée s’affairaient à remplir les verres et à découper un cochon rôti nappé d’une sauce crémeuse. Margont déposa son shako et son épée sur une table encombrée de coiffes et de lames de toutes les formes et de toutes les tailles. Il remarqua un fourreau argenté sur lequel avait été gravé en lettres alambiquées : « Colonel Barguelot. Semper heroicus. » « Toujours héroïque. » Le colonel l’aperçut et, indiquant une place non loin de sa droite, s’exclama :
— Voici le capitaine Margont. J’ai toujours plaisir à accueillir un homme de valeur. Plaçons un officier de la Légion d’honneur entre un chef de bataillon et un major.
Plus on était gradé, plus on était proche du maître qui présidait. Tandis que Margont prenait place, il sentit peser sur lui les regards des chefs de bataillon déclassés d’un rang. Barguelot lui présenta ses officiers.
— Le capitaine Margont a reçu sa décoration en Espagne, précisa-t-il. Ah, l’Espagne, funeste pays. Figurez-vous que j’ai bel et bien
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