Les proies de l'officier
failli me faire étriper à Madrid, lors de la révolte du 2 mai 1808, leur maudit « dos de mayo ». La ville entière est devenue folle ce jour-là. Je me promenais tranquillement dans les rues avec mon ami le lieutenant... Carré... Carrier... Peste, comment s’appelait-il déjà celui-là ? Enfin, bref, nous avions rendez-vous avec deux Madrilènes dans un parc lorsque nous apercevons un dragon en triste équipage. Le pauvre homme a perdu son casque et son cheval et court à perdre haleine, le sabre à la main. Le temps que mon esprit réalise qu’il ne s’agit pas d’une hallucination, une foule surgit au bout de la rue et se précipite vers nous. Des hommes et des femmes, des vieillards et des enfants, des gens en guenilles et des bourgeois... L’un des meneurs brandit une corde qui se termine par un noeud coulant... Mon ami et moi, nous nous mettons à fuir à notre tour. Nous enchaînons les ruelles au pas de course. Nous débouchons sur une place et là, vision d’horreur : les cadavres nus et émasculés de deux mamelouks ont été pendus par les pieds à la façade d’une maison que des forcenés sont en train d’incendier. La populace est toujours à nos trousses. Le dragon, à bout de souffle, est rattrapé et littéralement mis en pièces. Lorsque nous parvenons jusqu’au parc dans lequel nous avions rendez-vous, nous nous dissimulons derrière des haies. Mais figurez-vous que les deux traîtresses avec lesquelles nous eussions dû roucouler se mettent à nous désigner de leurs éventails : « Por aqui ! Por aqui ! » Ah, les garces ! Résolus à périr l’épée à la main, nous avons fait face. J’ai transpercé trois insurgés et mon ami... Carsier, Carrier... autant. Hélas, il s’est fait enfourcher. J’ai encore résisté quelques minutes à cette horde de fanatiques. Enfin, Dieu merci, la cavalerie de la Garde a surgi dans le parc et a tout balayé.
La conversation se déchaîna au sujet de l’Espagne. Pourquoi les Espagnols résistaient-ils avec fanatisme à la présence française ? Pourquoi rejetaient-ils les fruits de la Révolution ? Pourquoi se soulevaient-ils en masse pour défendre une société qui les oppressait ? Margont se sentait particulièrement troublé par ces questions. Un autre débat agitait les esprits : n’aurait-on pas dû attendre d’en avoir fini avec le bourbier espagnol pour lancer la campagne de Russie ? L’Espagne mobilisait des troupes françaises et alliées considérables pour faire face aux Espagnols, aux Portugais et aux Anglais. De plus, on s’inquiétait que l’Empereur soit aussi éloigné d’un champ de bataille, d’autant plus que les Anglais étaient de la partie.
Margont observait Barguelot. On dit que tous les chemins mènent à Rome. Ici, toutes les remarques menaient à Barguelot. Un capitaine avait été à la bataille de Roliça ? Oui mais Barguelot, lui, avait été à celle de Gamonal. On admirait les oeuvres de Goya mais on émettait des doutes quant à ses sentiments à l’égard de la France ? Le colonel Barguelot annonçait qu’il connaissait bien cet immense artiste et que ce dernier avait d’ailleurs commencé son portrait. Bref, chaque fois que quelqu’un avait fait cent prisonniers lors d’une bataille, Barguelot en avait capturé trois cents lors de la suivante et chaque personne connue semblait s’être dit : « Maintenant que me voilà célèbre, il est temps de rencontrer le colonel Barguelot. »
Un valet déposa une fine tranche de porc dans chaque assiette. La plus belle des vaisselles ne compensait pas le manque de nourriture... Margont fut très surpris de constater que Barguelot ne mangeait rien. On ne le servit même pas et il ne toucha pas à son verre alors que le bordeaux était excellent bien qu’il eût un arrière-goût un peu amer : la nostalgie du pays. Margont apprit que le colonel Barguelot s’était illustré dans nombre de batailles, possédait un château près de Nancy et avait épousé une riche baronne, Marie-Isabelle de Montecy. Barguelot évoqua également ses ancêtres. Il était issu d’une longue lignée de militaires hollandais, les Van Hessen. Son grand-père, le cadet, n’avait rien reçu en héritage et, dépité, était venu s’installer en France. Il n’avait eu qu’un seul enfant, une fille, aussi le nom hollandais avait-il été perdu. Des démarches étaient en cours pour faire accoler le nom de Van Hessen à celui de Barguelot. En fin de
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