Les proies de l'officier
chaque régiment. Puis-je savoir pourquoi vous avez décidé de vous mêler du typhus ?
— L’inactivité me pèse.
— Moi, elle me tue. Mais d’ici peu, les Russes vont forcément cesser de reculer. Ils se battront pour sauver Smolensk. Ce sera un carnage, nous souffrirons, mais leur armée sera pulvérisée.
Le colonel s’animait de plus en plus.
— Le Tsar se retrouvera à genoux, mais l’Empereur saura ménager sa fierté en lui jetant quelques os en pâture. Il acceptera de ne pas amputer la Russie des provinces volées aux Polonais, il ne ressuscitera pas la Grande Pologne, il se montrera magnanime. En échange, il contraindra Alexandre à appliquer le blocus. Et où iront donc les navires anglais si l’Europe les accueille au boulet ? Sans port, on perd le contrôle des mers et des océans et, sans le contrôle de l’élément liquide, une île est perdue. Alors – enfin ! –, les Anglais eux aussi signeront la paix. Une paix surchargée de clauses exorbitantes qui les affaibliront. De ce fait, nous pourrons agrandir nos colonies et en acquérir de nouvelles. Aux Indes, en Afrique, en Asie ou aux Amériques, on dira désormais : « Bonjour, monsieur ! » et non plus : « Good morning, Sir ! »
Le colonel leva son verre comme s’il fêtait déjà la prise de Bombay. Margont n’appréciait pas cette vision de la campagne, trop militaro-politicienne à son goût. Aucune allusion à la libération des moujiks, esclaves paysans, rien au sujet des réformes de la société tsariste, abandon du rêve de leurs alliés polonais... Enfin, les deux visions n’étaient pas totalement incompatibles. Il avala une gorgée de cognac et tenta de faire durer l’agréable sensation de brûlure.
— Je constate que vous êtes un grand lecteur, mon colonel.
— Je termine un ouvrage consacré à Jeanne d’Arc. Quel destin fascinant. Et dire qu’elle était encore plus fragile que moi. Le colonel Pégot m’a dit que vous étiez, vous aussi, un grand lecteur.
Margont désigna l’un des ouvrages qui traînaient sur le bureau.
— Oui. Mais pas La Guerre des Gaules. Vous lisez César quand moi je lis Cicéron.
— Quel est le problème ? Un général ne vaut-il pas un philosophe ?
— Aucun problème si ce n’est que César a fait exécuter Cicéron.
— Vous avez du piquant, capitaine. Mais vous en avez trop. On en a toujours trop dès qu’on sert dans l’armée.
Le colonel sortit un échiquier de l’un des coffres. Les pièces, en bois, étaient finement sculptées : des fantassins armés de pertuisanes constituaient les pions, des chevaliers les cavaliers, des bouffons les fous et des donjons les tours. Quant aux rois et aux reines, ils paraissaient plus royaux que jamais. Delarse jubilait d’avoir un adversaire.
« Étrange, pensa Margont, à peine commence-t-il à estimer quelqu’un qu’il s’empresse de l’affronter. »
— Voyons si vous feriez un bon général. Honneur à l’invité.
Après une vaillante résistance, le roi blanc capitula sur un échiquier quasiment désert. Margont avait été déstabilisé par le jeu de Delarse. Ce dernier s’était montré particulièrement offensif, n’hésitant jamais à échanger les fous, les cavaliers... Le jeu défensif de Margont n’avait même pas eu le temps de se mettre en place.
— Ah, si les Russes pouvaient attaquer au lieu de fuir d’échiquier en échiquier, déclara pensivement Delarse.
— Vous m’accorderez bien une revanche, mon colonel. Je déteste perdre.
— Comme je vous comprends.
Delarse alignait déjà les pièces avec empressement. Il était le genre d’officier qui, à la classique question : « Quel régiment commandez-vous ? », rêvait de pouvoir répondre un jour en toute modestie : « Mais tous. » La sentinelle fit irruption.
— Mon colonel, le directeur des vivres-pain et le directeur des vivres-viande souhaitent s’entretenir avec vous.
Le colonel se leva.
— J’avais oublié leur visite. La revanche sera pour une autre fois.
Margont le salua et déclara juste avant de sortir :
— Désolé de ne pas être un adversaire digne de vous, mon colonel.
« Aux échecs, uniquement aux échecs », ajouta-t-il intérieurement.
*
* *
L’homme ne s’inquiétait pas de l’enquête menée sur le meurtre de Maria. Il se sentait parfaitement en sécurité, dissimulé dans cette interminable colonne de soldats. Et puis, on résolvait si rarement les
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