Les proies de l'officier
urinant dessus de concert. Mais ces hommes étaient si soûls que les jets d’urine venaient tremper les pantalons des uns et des autres, déclenchant crises de fou rire ou bagarres. Cela incita Margont à se livrer à son jeu favori : observer les gens.
Lui-même et bien d’autres avaient décidé de donner un sens à leur vie en secourant les blessés. Certains agissaient par grandeur d’âme, d’autres par superstition, pour remercier le Ciel ou le destin de les avoir épargnés, ou par culpabilité, pour s’excuser d’avoir survécu. Il les appelait les « sauveteurs ». Mais un grand nombre de soldats préféraient éviter cette implacable réalité, se soûlant jusqu’au coma ou désertant. Certains finissaient même par se suicider. Ceux-là, c’étaient les « fuyards ». Il y avait d’autres catégories. Les « profiteurs », qui volaient les cadavres et les blessés trop faibles pour se défendre. Margont s’assit contre un bouleau. Il n’en pouvait plus. À quelques pas de là se jouait un étrange spectacle. Un lancier polonais avait enlacé un hussard russe devant d’autres lanciers et des hussards français hilares. Les deux hommes ne se battaient pas, ils... ils dansaient très maladroitement. Une valse. Le Russe paraissait ivre mort. Un Polonais voulut aussi danser avec lui, mais le hussard lui échappa des mains et s’écroula. Il n’était pas ivre mort, mais mort tout court. Le second Polonais le releva, le prit à bras-le-corps et se mit à valser à son tour, encouragé par le public. Ceux-là appartenaient à la catégorie des « exorcistes ». Ils se livraient à des jeux morbides et leur imagination paraissait sans limites. Mais la règle était toujours la même : rire de la mort, la désacraliser, la ridiculiser... En agissant ainsi, ils avaient moins peur. Cependant, il leur en coûtait une part d’humanité. Étaient-ils vraiment gagnants au final ? Et il y avait encore les « sidérés », qui erraient sans but, silencieux, coupés du monde, incapables de la plus petite initiative, les « désespérés », qui pleuraient à n’en plus finir et sur lesquels on devait veiller de peur qu’ils ne se grillent la cervelle, les « croyants », qui priaient et donnaient un sens mystique à ce chaos... Et, pour clore temporairement cette classification inachevée, le vaste groupe de ceux qui se remerciaient les uns les autres de s’être épaulés, qui fêtaient le baptême du feu des plus jeunes, se vantaient de leurs exploits... Ceux-là, Margont les avait baptisés les « gentils inconscients » ou les « humains » parce que, d’une façon ou d’une autre, tout le monde faisait un peu partie de ce groupe.
Margont glissa lentement le long du tronc et s’allongea à même le sol. L’herbe lui caressait le visage. Le sommeil le terrassa plus sûrement que le feu d’une batterie russe tout entière.
Les Russes se replièrent le lendemain. Ce ne fut pas l’affrontement titanesque entre les deux armées que l’Empereur désirait si ardemment. Ce ne fut « que » le combat d’Ostrowno.
*
* *
Margont se sentit soulevé sans ménagement. Il marmonna quelque chose, fut lâché et s’écrasa par terre. Il se releva d’un bond, la main sur le pommeau de son épée. Deux fantassins aux uniformes couverts de sang, le regard enlaidi par d’énormes cernes mauves, bouche bée, extrêmement pâles, le fixaient avec consternation.
— On pouvait pas savoir, mon capitaine...
— Oui, on pouvait pas savoir...
— Mais on s’en serait rendu compte, mon capitaine...
— Vous ne pouviez pas savoir quoi ? hurla Margont.
Sa colère acheva de paralyser les deux hommes. Il aperçut alors une charrette dans laquelle on empilait les cadavres français. Une autre recevait les Russes.
— Vous vouliez me jeter dans la charrette ? vociféra Margont.
— Mais c’est que... vous étiez étendu là, comme ça...
— Mais on se serait rendu compte que vous étiez pas... que vous l’étiez pas, quoi, certifia le second fossoyeur.
Margont contempla sa tenue. Elle était maculée de sang : le sang de ceux qu’il avait blessés ou tués, les débris des gens fauchés par les boulets...
— Vérifiez que tous ceux que vous avez mis dans votre carriole de malheur sont bien morts ! ordonna-t-il, plus en guise de punition que dans l’espoir illusoire de sauver qui que ce soit.
Les soldats s’exécutèrent, encore terrorisés par ce que la
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