Les proies de l'officier
temps...
— Il s’évadera.
— C’est pire encore, on a l’impression qu’on ne l’a même pas capturé. Mon colonel, puis-je savoir dans quelles circonstances vous l’avez rencontré ?
— C’est un joueur d’échecs très connu. Il est issu de la noblesse ukrainienne et mène une vie de dilettante. Il ne fait rien, ne s’intéresse à rien, oublie de se rendre aux repas auxquels on l’a invité... Il ne s’anime que pour les échecs. Mais alors là, quel joueur ! Il a battu le tsar Alexandre en personne, l’empereur d’Autriche, le général Bagration, le général Koutouzov... Tiens, il y a une anecdote amusante au sujet de ce dernier. Ce vieux rusé de Koutouzov était en train de se faire malmener lorsqu’il a « accidentellement » fait tomber l’échiquier par terre. Il s’est excusé en expliquant que le fait d’avoir perdu un oeil à la guerre perturbait son appréciation des distances. Mais, au grand dam de Koutouzov, Nakaline a déclaré que cela n’avait pas d’importance et il a relevé toutes les pièces, les replaçant sur leurs positions exactes. Et Koutouzov s’est fait écraser. Ah, j’aurais voulu voir sa tête ce jour-là ! Je sais tout cela, car je fais partie de plusieurs cercles d’échecs. Nakaline a acquis une telle réputation qu’il passe sa vie à être invité par différentes cours d’Europe et par des joueurs passionnés. Ses voyages lui sont offerts et il va de palais en hôtels particuliers... Une bien belle vie. Il est le seul être au monde à avoir vaincu autant de généraux que l’Empereur. Mais dans son domaine. Malheureusement, ses succès sont une malédiction pour lui, car il devient de plus en plus difficile de le tirer de cette apathie dans laquelle il s’enfonce sans se débattre. Une seule partie ne suffit plus à le stimuler, il faut qu’il affronte dix adversaires en même temps, se retrouvant littéralement encerclé d’échiquiers. Ou il joue les yeux bandés, un ami lui murmurant les mouvements adverses à l’oreille. Hormis jouer aux échecs, il ne sait rien faire. Même pas être un vrai soldat puisqu’il a gagné son entrée dans la Garde et son grade en battant le grand-duc Constantin Pavlowitch.
Le visage de Delarse se teinta de regret. Ah, s’il était parvenu à battre Nakaline ! Alors, indirectement, il aurait démontré sa supériorité sur tous les autres : le Tsar, Koutouzov, Bagration, l’empereur François I er ...
*
* *
L’homme errait au milieu des cadavres dans l’air saturé d’odeurs de poudre, de brûlé et de sang. Partout, il y avait des corps étendus sur l’herbe. Pourtant, il se sentait à l’aise. C’était comme si ce charnier avait été son véritable foyer. Il se dit qu’il devenait fou, mais que cette folie était délicieuse à vivre.
Il repensa à toutes ces années qu’il lui avait fallu pour découvrir son penchant pour la mort. Une partie de lui avait dû lutter jour et nuit contre ces envies avant de finir, totalement épuisée, par céder. Ou alors, c’était à cause de la guerre. Il voyait tant de gens s’exterminer... Les différences et les limites lui semblaient de moins en moins claires. Il n’était plus que confusion.
16.
Le lendemain, Margont fut convoqué une nouvelle fois par le prince Eugène. Il dut attendre un long moment que cessent les allées et venues des généraux, des aides de camp, des estafettes... On aurait dit une sorte de bal. En permanence, des cavaliers tout de bleu et d’or vêtus arrivaient en cavalcadant pour se fondre dans la cohue en ébullition qui cernait le prince. Celui-ci s’était placé dans l’ombre d’un bosquet. Encadré de son état-major, il paraissait écouter quatre conversations à la fois. Il devait tout mémoriser, tout décider et veiller à l’application fidèle de ses ordres. On commentait la disposition des troupes, les voies de retraite supposées de l’ennemi, les hypothèses tactiques, les premières estimations des pertes, les noms des officiers qui s’étaient distingués ou qui avaient déçu... L’Empereur, exaspéré de voir les Russes lui échapper une nouvelle fois, avait foudroyé tout le monde de sa colère. Et quand l’Empereur était furieux, toute l’armée vibrait de sa rage. La tension des visages contrastait intensément avec la sérénité qui régnait dans les plaines et les bois environnants.
Enfin, le prince put se dégager et fit signe à Margont de le rejoindre. Margont
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