Les proies de l'officier
te rappelle que tu n’es pas payé au litre de salive.
— Le colonel a finalement trouvé son Nakaline. Son cheval avait été éventré par un boulet et s’était effondré en coinçant la jambe de son cavalier. Je vous conduis à eux, ils sont en train de jouer aux échecs.
*
* *
La scène était décalée, absurde. Tandis que, de toutes parts, des hommes marchaient en boitant ou en soutenant leurs compagnons en sang, le colonel Delarse et son lieutenant russe jouaient aux échecs. Assis chacun sur une caisse, ils déplaçaient leurs pièces alors que l’herbe qui les entourait se trouvait jonchée de débris : sabres, shakos, baïonnettes, boulets, havresacs, fusils...
— À peine sorti d’un carnage, il se précipite sur le suivant, murmura Margont.
Des officiers français assistaient à la partie, ce qui ne devait pas faciliter la concentration du Russe, seul pion rouge encerclé par une quinzaine de pions bleu foncé. Nakaline avait à peine vingt ans. Ses cheveux noirs bouclés étaient en désordre et son uniforme parsemé de brins d’herbe. Sa façon de jouer déroutait. Il ne regardait quasiment jamais l’échiquier et, quand venait son tour, son air étonné donnait l’impression qu’il découvrait la position des pièces. Il saisissait immédiatement l’une d’elles et la posait ailleurs. On aurait juré que ses choix étaient totalement aléatoires. Il tournait la tête avant même d’avoir fini de lâcher son fou ou son cavalier et se perdait à nouveau dans la contemplation du flux des blessés. Le colonel Delarse paraissait perplexe. Il réfléchissait longuement, mais lorsqu’il posait ses doigts sur une pièce, c’était pour la jouer. « Pièce touchée, pièce jouée » : il appliquant à la lettre les règles les plus strictes. À une attaque par la dame, le Russe répondit par un déplacement de son cheval sans même avoir accordé un regard à l’échiquier. Margont réalisa avec fascination que cet homme avait la capacité de mémoriser le jeu au point de pouvoir disputer une partie mentalement. Delarse prit le cavalier et sourit. Pas longtemps. Le Russe avait concédé le centre de l’échiquier, mais, lorsqu’il déclencha son attaque sur le côté, ses coups rétrécirent considérablement le champ d’action de Delarse.
— Mat dans six coups, annonça Nakaline.
Delarse était scandalisé. Il perdit au bout de quatre coups.
— Échec et mat. Il y avait une meilleure combinaison, déclara sobrement le Russe.
— Rejouons ! s’exclama Delarse qui réalignait déjà ses troupes.
— Je suis fatigué. J’ai été blessé.
— Vous concédez la revanche ?
— « Concéder », « se rendre » : ces mots-là n’ont pas d’équivalent dans la langue russe quand le pays est en guerre.
Delarse entama une nouvelle partie, mais le lieutenant ne déplaça pas la moindre pièce. Au bout de quelques minutes, Delarse se leva avec irritation.
— Très bien, vous avez remporté la bataille avec les petits soldats de bois. Mais celle dans la plaine, c’est moi qui l’ai gagnée ! Le champ de bataille est jonché de pions verts et de cavaliers rouges.
Enfin le Russe s’anima. Ses joues se colorèrent et son regard parut quelque peu habité.
— Oui, mais cette partie-là n’est pas finie...
Delarse se tourna vers l’un de ses capitaines.
— Je veux qu’il soit bien traité ! Qu’il ait une tente, des couvertures et une nourriture de qualité. Parce que quand je le battrai, je ne veux pas qu’il puisse dire qu’il était affaibli. Et qu’on lui fournisse aussi un jeu d’échecs ! Qu’il ne prétende pas qu’on l’a empêché de s’entraîner.
Le colonel marcha d’un pas rapide vers Margont.
— Alors, capitaine ! Vous êtes débraillé et mal rasé. Quelle est donc cette tenue de vaincu ?
— Mes excuses, mon colonel. Mais l’armée russe, elle, nous l’avons soigneusement rasée de frais.
— Quand on a de l’esprit, on l’emploie à meilleur escient qu’à faire le malin.
— À jouer aux échecs, par exemple ?
Delarse se retourna pour observer Nakaline que deux soldats emmenaient. Le Russe marchait les bras croisés, comme un promeneur.
— Quel étrange personnage ! J’avais encore moins l’impression de jouer avec quelqu’un que lorsque je joue tout seul.
— Effectivement. On aurait dit que tout l’intéressait plus que le jeu : le chant des oiseaux, la forme des nuages, l’air du
Weitere Kostenlose Bücher