Les proies de l'officier
superstition leur avait fait prendre pour le réveil d’un mort vivant. Margont se fit indiquer où se trouvait son régiment. En chemin, il consulta sa montre, une folie qui lui avait coûté une fortune, mais dont la précision mathématique s’accordait avec son esprit méthodique. Quatre heures. Il ne saisit pas immédiatement ce que les deux aiguilles s’obstinaient à lui pointer. Il interpella un cavalier du 9 e chasseurs qui errait à la recherche d’un camarade. Ce dernier lui confirma que l’après-midi était déjà bien avancé. Margont apprit également qu’un nouveau combat avait eu lieu le matin même, près de Vitebsk, assez bref cette fois-ci.
Margont acheta un beau cheval à la robe brune et à la crinière noire à un chasseur à cheval astucieux qui jurait être parti en campagne avec une monture de rechange. La bête était étonnamment robuste et bien nourrie.
— Il s’appelle Wagram, précisa le vendeur.
— Vu le prix que tu me le fais payer, tu aurais pu lui laisser sa selle russe.
— Pas du tout, mon capitaine ! C’est mon cheval ! Il s’appelle Wagram !
— Ce cheval a plus de chance de s’appeler Ostrowno que Wagram.
Lefine arriva sur ces entrefaites.
— Vous venez de vous engager dans les hussards de la Garde russe, mon capitaine ?
— Il s’appelle Wagram ! s’entêta le chasseur.
Margont haussa les épaules.
— Wagram ou Iéna, du moment qu’on ne l’appelle pas Eylau ou Espagne.
Le chasseur s’éloigna en maugréant au sujet de son pauvre père qui s’était saigné aux quatre veines, labourant avec peine son champ stérile pour tirer de son labeur acharné de maigres profits avec lesquels il avait pu acheter Wagram pour son fils, pauvre père qui devait se retourner dans sa tombe en entendant aujourd’hui les propos injurieux de « certaines personnes »... Lefine tâta les flancs de la bête.
— J’ai jamais vu un cheval aussi gros.
— Mais tous les nôtres étaient comme ça, avant le début de la campagne.
Lefine continuait à caresser le ventre de l’animal. Il enviait cet abdomen autrement mieux rempli que le sien.
— Il est si imposant qu’à côté de lui, notre cavalerie a l’air d’être montée sur des chiens. Alors, comment l’appelle-t-on ?
— Macbeth.
— Macbeth ? Qu’est-ce que c’est que ce charabia ? Je préférais Wagram. Pour la selle, je peux vous indiquer un bon magasin..., ajouta-t-il en désignant le champ de bataille d’un ample geste du bras.
— Retournons au régiment pour avoir des nouvelles de nos amis.
— Justement, à ce propos, je suis heureux de vous retrouver entier. Antoine, Irénée et moi, nous vous avons cherché partout.
— J’ai été assommé par un coup de crosse, mentit Margont.
— Avant de retourner au régiment, je vais vous conduire quelque part. Mais il faut d’abord que je vous raconte le manège du colonel Delarse. Le cirque a commencé dès la fin des combats. Le colonel voulait un interprète. Tandis que tout le monde courait en tous sens pour lui en dénicher un, il allait et venait d’un prisonnier à l’autre en essayant de se faire entendre – parce que lui non plus, la patience, c’est pas son fort. Et, devant des dizaines d’yeux globuleux qui le fixaient sans le comprendre, il clamait : « Où est le lieutenant Nakaline ? Le lieutenant Nakaline, peste de moujiks ! » On a enfin trouvé un trompette russe qui parlait français.
— Pourquoi ne pas avoir pris un lancier polonais pour servir d’interprète ?
Lefine leva les yeux au ciel.
— On en avait ramené quinze au colonel, mais il les a tous renvoyés. Il refuse désormais d’adresser la parole aux Polonais. Il trouve qu’ils ont trop attendu avant de charger pour nous dégager des habits verts.
Margont serra les dents.
— Ben oui, c’est sûr, c’est bête, conclut Lefine.
— Comme il ne peut taper sur la malchance, il tape sur les Polonais. C’est une attitude classique : les Russes, les Prussiens et les Autrichiens font de même depuis des siècles. Et alors ? La suite ?
— Bref, le Russe traduit, mais on ne s’en trouve pas plus avancés. Le colonel renonce ? Pensez-vous ! Il va faire la tournée des hôpitaux. Il n’apprend rien au sujet du mystérieux Nakaline ? Et vas-y de se promener sur le champ de bataille avec son musicien pour interroger les blessés qu’on n’a pas encore relevés.
— Est-ce qu’il y a une fin à ton histoire ? Je
Weitere Kostenlose Bücher