Les proies de l'officier
bout de la ville, salue le maréchal Soult, avale un porto, plaisante avec l’état-major de Soult, repart, se fait à nouveau voir chez Marmont pour trinquer avant de vider sa flûte chez Soult... Et ainsi de suite, toute la nuit. Les deux maréchaux n’y ont vu que du feu et, par la suite, n’ont pas manqué d’inviter systématiquement le colonel.
— C’est absurde ! Je ne peux pas comprendre cette logique.
— Mais il va quand même vous plaire, ce Pirgnon, mon capitaine. C’est un passionné d’art et de littérature. Il avait transformé sa résidence madrilène en véritable musée et se régalait de la faire visiter. Il avait aussi créé un salon littéraire, le « Cercle Cervantès ».
— Excellent ! Voilà comment je vais le rencontrer ! Je vais lui parler de cercles littéraires ! Que sais-tu de plus à ce sujet ?
— Son cercle était assez ouvert... aux hommes. Il excluait les femmes à quelques exceptions près. Les membres étaient français ou espagnols, militaires ou civils... Ils se réunissaient régulièrement pour discuter de livres, lire à haute voix des poèmes, se disputer au sujet de la traduction de tel ou tel vers de Shakespeare... Comme dans votre cercle, quoi.
— Sauf que le mien accepte les femmes. A-t-il des frères et soeurs ? S’est-il illustré dans une bataille en particulier ?
— Fils unique. Sur le plan militaire, il n’est pas comme Barguelot ou Saber, qui ont remporté toutes les batailles à eux seuls. Pirgnon n’a jamais fait preuve d’un courage ou d’un sens tactique exceptionnels. C’est plutôt un excellent organisateur. Il jongle avec les chiffres, gère les approvisionnements, parle peu à ses soldats et à ses officiers... Il traite les gens un peu « mécaniquement » m’a-t-on dit. Pour lui, si un soldat est bien habillé, bien nourri et bien équipé, alors il devient obligatoirement une machine qui va bien fonctionner.
— Je vois, il est du genre « horloger militaire ». Et après, allez savoir pourquoi, il va babiller dans son cercle littéraire sur l’humanisme et la beauté de la littérature...
Lefine croisa les bras, satisfait de lui-même et attendant qu’on le félicite.
— Oui, bravo, beau travail, Fernand.
— Voilà pour Pirgnon. Ensuite, notre Italien. Il compte double celui-là parce que le capitaine Nedroni ne le quitte jamais d’une semelle. Fidassio et son ombre Nedroni. Fidassio est fils unique. Il a trente-cinq ans. Sa mère est comtesse. C’est une grande dame de l’aristocratie romaine, richissime, fort belle et qui s’est trouvée prématurément veuve. Que voulez-vous, quand on épouse un homme qui a trois fois votre âge...
— Fidassio a donc eu un père très âgé.
— C’est vous qui le dites ! Car la comtesse est si charmante... Elle a la réputation de posséder un tempérament enflammé. Le colonel Alessandro Fidassio a été élevé par son « père » qui haïssait son épouse parce qu’elle le ridiculisait par ses infidélités. Le comte s’était retiré sur ses terres, à la campagne, avec son fils, et envoyait de l’argent à son épouse en échange de promesses de modération et de discrétion. Il ne devait pas payer assez. Le jour où Alessandro fêta ses quinze ans, sa mère réapparut brutalement dans sa vie. Elle trouva qu’il présentait bien et elle l’emmena avec elle comme un joli toutou pour l’exhiber devant la bonne société romaine qui commençait à se fatiguer des aventurettes sentimentales de madame la comtesse...
— Elle s’est racheté une conduite en utilisant son fils pour redorer son blason de mère : bravo...
— Oui, mais, d’après ceux que j’ai interrogés, elle s’est sincèrement attachée à Alessandro. Elle n’a désormais plus qu’une idée en tête : qu’il devienne un haut personnage. C’était un élève médiocre, alors adieu les longues études. Maladroit : et alors adieu la chirurgie. Ce n’était pas un grand orateur et il ne savait pas courtiser : adieu la politique. Elle a donc décidé d’en faire un soldat et cela a semblé plaire à Alessandro. Il a bien réussi dans une école militaire italienne prestigieuse et a été promu lieutenant. Ensuite, on m’a laissé entendre que sa mère avait usé et abusé de ses relations et de sa fortune, voire plus encore...
— Je vois...
— Et le lieutenant s’est mué en colonel en quelques années. C’est elle qui l’a contraint à se porter
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