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Les proies de l'officier

Les proies de l'officier

Titel: Les proies de l'officier Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Armand Cabasson
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Des artilleurs wurtembergeois, aisément reconnaissables à leurs casques surmontés d’une chenille noire, déposaient dans un chariot ceux qui pouvaient encore servir. Ils éclataient de rire quand l’un d’eux exhibait un boulet aplati comme une crêpe ou bizarrement déformé. Ce devait être de l’humour d’artilleur wurtembergeois. Des carrioles s’entassaient au pied des trois bâtiments intacts et d’autres venaient continuellement s’y accumuler. Elles portaient toute la misère du monde : les blessés. Les forêts de bras qui se dressaient pour réclamer de l’aide, le concert des gémissements, les traînées de sang, les corps mutilés... Margont avait la plus grande admiration pour ceux qui aidaient ces hommes : infirmiers, aides, chirurgiens, médecins, pharmaciens... Il se demanda si Lefine ne se trouvait pas quelque part au milieu de ces malheureux. L’un d’eux s’enfuit en sautillant d’un fourgon comme si quitter ce lieu le ferait échapper à la mort. Deux soldats tentèrent de le raisonner, mais il hurlait : « Ils vont me couper la jambe ! Sans ma jambe, qui c’est qui s’occupera de ma ferme ? » Comme elles étaient loin, les belles idées sur l’humanisme, la liberté...
    Margont aperçut Jean-Quenin Brémond. Celui-ci allait, hagard, d’un chariot à l’autre. Son uniforme bleu foncé était constellé de taches de sang. Brémond désignait du doigt ceux qu’il allait soigner dans l’heure à venir en précisant l’ordre. Les blessés le suppliaient, le menaçaient, l’insultaient, lui promettaient des fortunes... On voulait échanger une opération contre un cheval, une maison, la main de sa fille, l’honneur de son épouse... Qui aurait pu les blâmer ? Quand le regard de Brémond se posait sur une carriole, les mourants tentaient de sourire et plaisantaient pour paraître moins mourants alors que les blessés plus légers essayaient d’aggraver leur cas en jurant saigner depuis des heures. Insupportable, c’était insupportable. Des aides prirent en charge les élus sous les insultes, les crachats et les pleurs. « Y a de la place pour tous, on va tous vous installer, faut juste le temps » était leur éternelle réponse. Margont apostropha Brémond, mais ce dernier mit un instant à le reconnaître. En enfer, il faut toujours un peu de temps pour réaliser qu’il existe encore des bonnes nouvelles.
    — Tu n’es pas blessé, Quentin ?
    — Non. As-tu vu Fernand ? Il a disparu.
    — Oui, il a été blessé le 17, lors de l’assaut de Smolensk. Qu’est-ce qu’il faisait là, si loin du 4 e corps ?
    — C’est ma faute. Il me seconde dans mon enquête. Bon sang, je ne me le pardonnerai jamais !
    Brémond était épuisé. Son intonation, morne, plate, ne cadrait pas avec ses propos.
    — C’est juste un syndrome du vent du boulet. Depuis ce matin, il est guéri et il aide à installer les blessés.
    Ces paroles ne rassuraient pas Margont.
    — Mais c’est quoi, ce syndrome du vent du boulet ?
    — Lorsqu’un boulet passe près, vraiment très près d’un soldat, il arrive que le souffle de ce projectile le renverse. Ce n’est rien de grave sur le plan corporel, mais l’esprit est souvent troublé d’avoir senti passer aussi près le souffle de la mort. Fernand ne pouvait plus prononcer un mot. Ou il hurlait, ou il restait muet. Comme il était inondé du sang de celui qui avait été fauché par le boulet, il s’est retrouvé ici.
    — Il aura des séquelles ?
    — Possible. Mais il est d’un naturel gai et confiant, on peut espérer que non. Sinon, il risque à l’avenir de perdre sa joie de vivre et de ressasser éternellement les misères qu’il a connues en s’estimant lésé par la vie, l’armée...
    — Je vais te laisser travailler.
    Brémond était si éreinté qu’il devait lutter contre la chute de ses paupières.
    — Il y a tellement de blessés qu’on manque de tout. On remplace la charpie par de l’étoupe, le linge par le papier, même les infirmiers opèrent... Et on m’amène des soldats qui n’ont pas été blessés, mais qui souffrent de morosité. Ils n’ont plus d’appétit, ne dorment plus, ne parlent plus, pleurent et se laissent mourir. Ils se laissent mourir ! Et moi ? Qu’est-ce que je pourrais bien faire pour eux ? Les blessures de l’esprit, ça ne s’opère pas, forcément...
    *
*   *
    Margont aperçut enfin Lefine. Celui-ci allait et venait d’un chariot à l’autre, mais

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