Les proies de l'officier
deux cas, ce qui aurait attisé le désir chez les gens a suscité une violence extrême chez le meurtrier.
Margont allongea les jambes et prit une position confortable pour tenter de se détendre. Si son hypothèse était la bonne, son enquête prenait une tournure encore plus sombre. D’une part, il y avait l’éventualité de crimes antérieurs. D’autre part...
— «Jamais deux sans trois » dit la sagesse populaire..., acheva Lefine qui avait suivi le même cheminement de pensée.
— Mettons cela de côté. Et toi, qu’as-tu à m’apprendre ?
Lefine admirait la combativité de son ami. Cependant, Margont ne connaissait pas ses limites, celles à ne pas dépasser sous peine de s’effondrer définitivement.
— J’ai aperçu une fois Pirgnon l’infatigable.
— Donc il existe bel et bien. Je finissais presque par en douter.
— Il était épuisé. Il penchait tellement en avant que sa tête s’appuyait contre l’encolure de son cheval. J’ai pu parler avec l’un de ses lieutenants. Ce débordement de vitalité l’a rendu très populaire. Il se lève aux aurores et se couche le dernier. Il s’entretient avec le médecin du régiment, inspecte les fourgons, interroge les prisonniers, part en reconnaissance, contrôle les réserves de munitions... Apparemment, son idée, c’est que face à un tel foutoir, on doit réagir avec fermeté. Il passe souvent ses troupes en revue. Du coup, le 35 e est tout beau à voir avec ses fusils qui brillent et ses pantalons et ses guêtres blancs comme les Alpes. Robert Pirgnon a quarante et un ans. Il est issu d’une famille de la bourgeoisie lyonnaise. Il est entré dans une école militaire et en est sorti en assurant l’arrière-garde du classement. Il a fait la campagne de Prusse puis a longtemps servi en Espagne. Il paraît qu’il s’est drôlement enrichi là-bas en pillant les palais des généraux espagnols capturés...
Les yeux de Lefine scintillaient, reflétant des amas d’or imaginaires. Margont fut heureux de retrouver le regard habituel de son ami.
— Eh bien tu vois, si tu avais été moins fainéant et si tu avais travaillé en classe, tu aurais peut-être intégré une école militaire, tu serais capitaine ou chef de bataillon et je suis sûr que tu te serais servi comme lui là-bas.
— Ah ! soupira Lefine avec regret.
Il se ressaisit en se disant qu’il n’était jamais trop tard pour bien faire.
— Il menait la belle vie à Madrid...
— Un séducteur ? Notre prince charmant ?
— Pas tout à fait. Il ne courait pas après les belles. Il était plutôt mondain. Il allait de soupers en bals, de défilés en concours de courbettes à la Cour...
Margont dissimulait mal sa déception.
— Par exemple, on raconte qu’un jour, Pirgnon a invité le roi Joseph Bonaparte à dîner. Il y avait une trentaine d’invités dont des gros poissons de l’état-major. Pirgnon présente un cru extraordinaire, un bourgogne haut de gamme qui datait d’avant la Révolution ! Il le débouche lui-même et sert le roi. Joseph vide son verre et se répand en éloges. Pirgnon le ressert. Joseph vide à nouveau son verre. Pirgnon s’apprête à lui en verser un troisième, mais Joseph refuse, car il a déjà bu quelques apéritifs, or vous savez que...
— Oui, les Espagnols le croient alcoolique et le surnomment « Pepe Botella », « Jojo la Bouteille ». Il devait vouloir éviter d’abreuver la rumeur. Et alors ?
— Et alors Pirgnon empoigne la bouteille par le goulot et la retourne au-dessus d’un vase en déclarant : « Le roi a fini de boire. » Tout le monde est devenu vert pomme tandis que le vin s’en allait régaler les roses. Il paraît que le roi a beaucoup apprécié. Moi, je l’aurais fait fusiller.
— Comment peut-on supporter de perdre son temps dans des mondanités pareilles ?
— C’est pire encore que ce que vous croyez. Le capitaine Suenteria, du régiment Joseph Napoléon, m’a appris qu’un jour, le maréchal Marmont décida de donner une grande réception alors qu’il était de passage à Madrid. Le maréchal Soult, fâché avec Marmont et également présent dans la capitale à ce moment-là, organisa aussitôt un bal le même soir. Toute la crème de la ville fut invitée aux deux endroits et se vit donc sommée de choisir son camp. Le soir venu, Pirgnon arrive chez Marmont, salue le maréchal, se sert un punch, enchaîne trois valses, disparaît, réapparaît à l’autre
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