Les proies de l'officier
retard.
Il était bel homme et paraissait aimable, mais son visage avait quelque chose d’intense. Cela provenait de son regard. On ne pouvait pas définir ce « quelque chose » ni mettre de mots dessus, mais sa présence était indiscutable.
— À qui ai-je l’honneur ?
— Capitaine Margont, 84 e ...
Mais Fanselin se jeta sur lui pour l’étreindre avant de le libérer aussitôt.
— Il a la Légion d’honneur, et officier qui plus est : c’est un brave ! Le lieutenant Piquebois m’a parlé de vous tout à l’heure.
Les trois hommes marchèrent jusqu’à l’entrée du palais, suivis timidement par Lefine qui ne savait pas s’il pouvait accompagner les officiers dans le bâtiment central ou s’il devait se contenter de l’aile gauche qu’avaient investie les soldats et les sous-officiers. Margont lui fit signe de les rejoindre et le visage du sergent retrouva son sourire. Le capitaine Fanselin expliquait comment, se promenant dans la ville, il avait décidé de s’installer ici – et pas ailleurs. Il avait prononcé ces derniers mots d’un ton qui le faisait paraître plus difficile à déloger que dix cuirassiers réunis. Saber ne parvenait pas à détourner le regard de cet uniforme flamboyant. La courte veste – la kurtka – était écarlate et décorée d’un plastron bleu. Sur les flancs du pantalon, du même rouge, courait une bande bleue. La coiffe était une czapska à toile rouge surmontée d’un plumet blanc. « Un général des lanciers rouges est-il plus ou moins glorieux qu’un général comte polonais ? » se demandait Saber.
Le vestibule, en marbre blanc, était majestueux. Des statues de muses ou de déesses alternaient avec des fauteuils recouverts de tissus brodés. Une frise en stuc rouge et or, proche du plafond, s’harmonisait avec un lustre doré colossal chargé d’une cinquantaine de bougies. Des tableaux représentant les incontournables ruines antiques décoraient les murs. Saber jeta son sabre et son shako sur un fauteuil et, désignant une haute porte à double battant, invita ses amis à le suivre. Il se considérait déjà chez lui. Le capitaine Fanselin faisait mine de vouloir examiner chaque toile.
— Regardez la quiétude qui se dégage de cette colonnade au milieu de ce parc. Ce lieu n’existe pas et pourtant, je désirerais m’y trouver.
— Puisque cette peinture vous plaît tellement, emportez-la, mon capitaine, déclara Lefine.
— Vous avez le sens de l’humour, sergent, s’esclaffa Fanselin.
Lefine ne vit pas le rapport entre le sens de l’humour et sa suggestion. Fanselin se retourna et s’adressa à Margont d’une voix vive.
— Le monde est plein de misère. Mais quand je vois ces prodiges artistiques, je me dis que le fruit n’est pas encore pleinement corrompu. Comme vous, j’ai souffert de cette marche éreintante. Cependant, je ne regrette rien. Et je repenserai souvent à tous ces paysans dont la vie ne dépassera jamais le carré de leur champ.
Dans la pièce suivante, on se retrouvait face à un escalier à double volée de marches. Sur les côtés s’ouvraient deux portes encadrées de natures mortes. Un vieil homme jaillit de celle de droite. Son crâne chauve était ceinturé de cheveux gris foisonnants. On aurait dit un César à la couronne de laurier en cendres. Son nez massif supportait un binocle derrière lequel pétillaient de petits yeux bruns. Il était vêtu d’un pantalon noir et d’une chemise gris perle sur laquelle il avait passé un gilet mauve.
— Monsieur le comte, permettez que je vous présente mes...
Saber s’interrompit devant l’expression joyeuse qui venait d’apparaître sur le visage de son interlocuteur. Ses rides elles-mêmes semblaient sourire.
— Un officier polonais ! s’exclama-t-il en étreignant Fanselin.
— Il s’agit d’une méprise, monsieur le comte. Je suis français. C’est mon uniforme à la polonaise qui vous induit en erreur. Je suis un lancier de la Garde.
— Si vous êtes lancier, alors vous êtes au moins à moitié polonais : la lance est notre arme nationale, répliqua le comte.
Les présentations furent chaleureuses tant il était évident que le comte se faisait un plaisir d’accueillir des Français. Les villages incendiés paraissaient bien loin. Le comte Valiouski avait beau se montrer familier, une autorité aristocratique émanait de lui. Elle provenait de ses gestes, discrètement raffinés et assurés, des intonations de
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