Les révoltés de Cordoue
perdu dans
les eaux déjà presque noires du Guadalquivir.
— La lettre se termine ici, ajouta Efraín devant son
silence.
— Il faut une réponse ? demanda Aisha, se dressant
face au jeune juif.
— Oui, bredouilla Efraín devant son attitude. C’est ce
qu’on m’a dit.
— Je ne sais pas écrire non plus…
— Ton fils…
— Mon fils n’écrit plus en arabe ! répliqua Aisha,
la voix brisée par la rancœur. Écoute bien ce que je vais te dire et
rapporte-le à Fatima : l’homme qu’elle a aimé n’existe plus. Hernando a
abandonné la foi véritable et trahi son peuple ; plus aucun des nôtres ne
lui parle ni le respecte. Son sang nazaréen a vaincu. Dans les Alpujarras, il a
aidé des chrétiens et, en cachette, il a sauvé certaines de leurs misérables
vies. À présent il vit dans le palais d’un noble cordouan, un de ceux qui ont
tué tant de nos frères, comme s’il était l’un d’entre eux, livré à l’oisiveté.
Au lieu de copier des exemplaires du Coran ou des prophéties, il travaille pour
l’évêque de Grenade, célébrant les louanges des martyrs chrétiens des
Alpujarras, qui nous volaient, nous crachaient dessus… ou nous outrageaient.
Aisha se tut. Efraín la vit trembler, et il distingua des
larmes qui luttaient pour sortir de ses yeux furieux et tristes.
— Hernando n’est plus mon fils, et il n’est pas digne
de toi ni de mes petits-enfants, murmura-t-elle. C’est Aisha qui te le dit, qui
l’a conçu après avoir été violée, qui l’a porté en elle et l’a mis au monde
dans la douleur… toute la douleur du monde. Fatima, ma Fatima chérie, que la
paix soit avec toi et avec les tiens.
Aisha saisit la lettre que le jeune juif tenait toujours
dans ses mains, la déchira en plusieurs morceaux, qu’elle jeta dans l’eau.
— Tu as compris ? demanda-t-elle en lui tournant
le dos.
— Oui.
Efraín dut faire un effort pour articuler cette simple
syllabe, avalant le peu de salive qui lui restait dans la bouche.
— Et toi ? Que vas-tu faire ? La lettre
disait…
— Je n’ai plus de forces. Dieu ne peut prétendre me faire
entreprendre un si long voyage. Retourne à ta terre et transmets mon message à
Fatima. Que Dieu t’accompagne.
Puis, sans le regarder, elle fit demi-tour et s’éloigna, de
sa démarche très lente, sur le chemin qu’elle avait pris un jour avec Hernando,
près de ce fleuve qui avait englouti Hamid.
Plusieurs jours avant le 18 octobre, fête de San Lucas,
les alguazils de Cordoue apposèrent dans toute la ville des affiches qui
annonçaient la grande procession pour le retour des navires de l’armada, dont
on était toujours sans nouvelles. Il en manquait encore soixante-dix !
Dans le même temps, des crieurs publics du conseil municipal lurent dans les
endroits les plus fréquentés l’édit qui convoquait tous les Cordouans à
assister à la procession, après s’être confessés et avoir communié, chacun avec
sa croix, sa discipline ou son arme. Le défilé devant partir des portes de la
cathédrale à une heure de l’après-midi, les Cordouans passèrent la matinée à se
confesser et à communier comme pour le Jeudi saint.
Dans le palais du duc de Monterreal, doña Lucía, ses filles
et le benjamin de ses enfants étaient prêts, vêtus d’un noir rigoureux, chacun
tenant un cierge entre les mains. Les hidalgos et Hernando, tout en noir
également, s’étaient procuré des flambeaux pour suivre la procession, et ils
commencèrent à se rassembler dans le salon de doña Lucía, attendant que
carillonnent toutes les cloches de la ville. L’évêque avait ordonné de faire
sonner même celles des couvents, des ermitages de montagne et des lieux proches.
Une doña Lucía émaciée, assise au côté de ses enfants, murmurait des prières
tout en égrenant son rosaire ; les autres étaient plongés dans une attente
tendue. Alors apparut don Esteban, pieds et torse nus, portant une grande croix
en bois sur son épaule. Il avança vers la duchesse et la salua d’un léger
hochement de tête. Le vieux sergent infirme arborait encore un torse musclé,
strié de nombreuses cicatrices, de simples lignes pour certaines, plus ou moins
épaisses et mal recousues ; d’autres, comme celle qui partait de son
épaule gauche, constituaient des sillons qui lui traversaient le dos. Doña
Lucía répondit au salut du sergent, ses fines lèvres pincées et ses yeux
soudain humides. Aussitôt, un hidalgo sortit de
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