Les Seigneurs du Nord
j’explorais
les environs. Je vis des guetteurs nous observer depuis les remparts.
— Il ne faudra peut-être pas un an, criai-je
à Guthred. Viens voir cela.
Il me rejoignit et je le vis abattu comme
jamais encore. Jusque-là, tout lui était venu facilement : le trône, Eoferwic,
l’allégeance d’Ivarr… mais Dunholm était une énorme puissance qui défiait son
optimisme.
— Que me montres-tu ? demanda-t-il, surpris
que je l’aie attiré à l’écart.
Ayant vérifié qu’Ivarr et son fils étaient
assez loin pour ne pas nous entendre, je lui désignai la rivière comme si je
discutais des lieux.
— Nous pouvons prendre Dunholm, lui dis-je
à mi-voix, mais cela ne servira à rien si tu la donnes en récompense à Ivarr. (Il
se raidit, puis je lus sur son visage qu’il était tenté de nier une telle
intention.) Ivarr est faible, continuai-je, et tant qu’il le sera, il demeurera
ton ami. Renforce-le et tu en feras un ennemi.
— À quoi sert un ami faible ?
— À bien plus qu’un ennemi fort, seigneur.
— Ivarr ne veut point être roi. Pourquoi
devrait-il être mon ennemi ?
— Ce qu’il veut, c’est manipuler le roi
comme un chiot en laisse. Est-ce ce que tu désires ? Être le petit chien d’Ivarr ?
Il contempla l’énorme porte.
— Quelqu’un doit tenir Dunholm, dit-il
faiblement.
— Donne-la moi, alors. Je suis ton ami. En
doutes-tu ?
— Non, Uhtred. (Il me toucha le coude. Ivarr
nous observait de ses yeux de serpent.) Je n’ai fait nulle promesse, continua
Guthred, troublé. Peux-tu prendre cette ville ? sourit-il.
— Je crois que nous pouvons en faire
sortir Kjartan, seigneur.
— Comment ?
— Je mettrai ma sorcellerie à l’œuvre
cette nuit, seigneur, et demain tu lui parleras. Tu lui diras que s’il demeure
ici, tu l’anéantiras. Que tu commenceras par brûler ses dépendances à Gyruum. Tu
jureras de le ruiner. Qu’il comprenne que s’il reste ici, rien d’autre ne l’attend
que mort, feu et misère. Puis tu lui proposeras une issue. Tu le laisseras
prendre la mer.
Ce n’était pas ce que je cherchais : je
voulais que Kjartan le Cruel périsse de ma main, mais ma vengeance comptait
moins que de le faire quitter Dunholm.
— Mets ta sorcellerie à l’œuvre, acquiesça
Guthred.
— Et si tout réussit, seigneur, me
promets-tu de ne point offrir Dunholm à Ivarr ?
Il hésita, puis me tendit sa main.
— Si tout réussit, mon ami, je te promets
de te la donner.
— Je te remercie, seigneur.
Les guetteurs de Kjartan durent rester
perplexes quand nous repartîmes à la fin de l’après-midi. Nous n’allâmes guère
loin et campâmes sur une colline au nord de la forteresse, allumant des feux
pour que Kjartan connaisse notre présence. Puis, dans la nuit, je retournai à
Dunholm avec Sihtric. Je mis en œuvre ma sorcellerie pour effrayer Kjartan, et
pour cela je devais devenir un sceadugengan, une ombre qui marche. Le sceadugengan rôde la nuit, lorsque les honnêtes gens craignent de quitter
leur demeure. La nuit est l’heure où d’étranges créatures s’emparent de la terre,
où règnent formes changeantes, fantômes, elfes et fauves.
Mais j’ai toujours été à l’aise la nuit. Dès l’enfance,
je m’étais entraîné à être une de ces ombres que redoutent les hommes. Cette
nuit-là, je montai avec Sihtric le chemin menant à la grande porte de Dunholm. Il
menait nos chevaux, aussi effrayés que lui. J’avais du mal à suivre le chemin, car
la lune était cachée par les nuages ; je marchais à tâtons en m’aidant de
Souffle-de-Serpent comme d’une canne. Nous avancions lentement, Sihtric cramponné
à ma cape. Ce fut plus facile sur la fin, car les feux de la forteresse
projetaient leurs lueurs par-dessus la palissade, nous donnant ainsi des repères.
Je distinguai les silhouettes de sentinelles, mais elles ne nous virent point
lorsque nous atteignîmes une saillie rocheuse. Au-delà, le sol était déboisé
afin que nul ne puisse poursuivre inaperçu.
— Reste ici, dis-je à Sihtric en prenant
le sac de têtes que nous avions apporté.
Il devait garder les chevaux, et porter mon
bouclier et mon casque.
Je déposai les têtes sur le chemin, la plus
proche à moins de cinquante pas de la porte, la dernière auprès des arbres et
du rocher. Je sentis les asticots grouiller sur mes mains quand je les sortis, et
je dirigeai les yeux morts vers la forteresse. Nul ne me vit ni ne m’entendit.
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