Les sorciers du ciel
on y travaillait au-delà de ses forces, on y mourait de toutes les « manières » : de brutalité, d’épuisement, quelquefois de « désespoir », la pire des morts. Les « kolonnes » de travail étaient fréquemment fouillées… au départ, à l’arrivée, parfois sur le lieu de travail, et alors, malheur à qui était trouvé porteur d’objets interdits : outils, couteaux, briquets, journaux, etc. À ce sujet, je rappellerai qu’en décembre 1944 des colis de Croix-Rouge (les premiers et les derniers que nous reçûmes) venant d’Afrique du Nord, nous furent distribués. Ces colis contenaient entre autres de la semoule de blé, des biscuits, de la confiture d’oranges, des cigarettes et aussi du café en grains. Du café ! C’était là, pour beaucoup de nos camarades la tentation de l’échanger avec des civils allemands qui travaillaient à l’usine et qui en étaient privés depuis plusieurs années. Et le troc contre du pain et du tabac s’organisa sur une grande échelle. Au cours d’une fouille inopinée, ce fut le drame. Des dizaines de Français trouvés porteurs de pain civil et de cigarettes allemandes, furent interrogés, matraqués, assommés et dirigés sur le grand camp de Sachsenhausen d’où ils partirent en convoi vers un camp d’extermination dont aucun ne devait revenir. Les civils allemands eux-mêmes furent l’objet d’enquêtes policières et de sanctions dont la plus bénigne fut d’être relevés de leur poste et versés dans une unité combattante. Toutefois, les objets du culte furent ramenés au camp sans difficulté et notre abbé, à présent en possession de son missel, de ses hosties, de son vin de messe, avait le souci de tous les instants de dissimuler aux regards indiscrets…
— Quelle joie pour ceux qui, depuis leur arrestation, se cachaient dans l’ombre des dortoirs pour réciter leur chapelet, chapelet bien modeste et bien primitif fabriqué de bouts de ficelles récupérés dans les poubelles de l’usine et dont chaque nœud représentait un grain ! Quelle joie de pouvoir enfin assister à une vraie messe !
— Quelle victoire pour l’abbé Lavallart, quatre mois, jour pour jour, après son arrivée au Kommando de Falkensee, de pouvoir célébrer sa première messe !
C’était le dimanche 4 novembre 1944…
Dans l’abri antiaérien enterré entre les blocks 2 et 4…
Une vingtaine de Français attendaient, recueillis…
Une planche simplement posée sur deux morceaux de bois : ce fut l’autel.
Un quart : ce fut le ciboire…
Une boîte à cirage : la custode…
— Mais alors qu’au fond de l’abri des hommes étaient tout entier à leur foi, en haut, à la surface, près de l’entrée, se tenait un groupe de Français qui interdisait l’accès à l’abri aux personnes indésirables. Ces Français, pour la plupart des laïques, comme le disait savoureusement un syndicaliste parisien, montaient un piquet de grève… En tout cas ce fut une magnifique leçon de fraternité et de tolérance donnée dans le danger et dans l’épreuve et qui, alors, pouvait laisser entrevoir les lendemains qui chantent.
— Tous les dimanches, sans interruption, l’abbé Lavallart disait la messe à ses « paroissiens » de Falkensee. À la Noël 1944, après la cérémonie, tous se sont retrouvés au block 2 et ce fut notre camarade, Lucien Piron, un militant communiste qui, pourvu d’une jolie voix, devait entonner le « minuit, chrétiens ! » au milieu d’une assistance émue de camarades de toutes opinions et confessions qui, ce soir-là, envisageaient avec sérénité l’issue de la guerre et la fin de leurs tourments.
L’abbé Lavallart lut, ce soir-là, à ses camarades, la prière qu’il avait composée l’après-midi :
— Plus pauvres que les bergers, avec notre régime de famine, plus aveugles que les Mages avec notre vie ténébreuse sans étoile, nous ne savons trop par où prendre cette misérable vie, pour Vous l’offrir proprement.
— Pourtant les heures qui sonnent sont lourdes de tout un Monde Nouveau qui naît dans la douleur, nous ne voulons pas les perdre ! et nous croyons que Vous pouvez cacher Votre Richesse et Votre Vie divine sous « mes haillons et sous mes mortifications » humaines.
— Recevez donc, malgré son étrange laideur, notre offrande actuelle : la myrrhe de nos corps qui souffrent, l’encens de nos esprits qui veulent s’élever quand même
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