Les sorciers du ciel
échange. Chacun…
— C’est au block 30… Cinq par cinq… Les colis sont là !
— Vous avez vu ? Ils sont deux fois plus gros que les plus gros reçus par les Norvégiens.
— Tu es fou. Les plus gros jusqu’ici n’ont jamais dépassé quatre kilos. Les nôtres font bien trente kilos.
— Trente kilos !
— Constituez-vous par groupes. Un paquet pour dix hommes.
Le groupe Moutin court vers son block, arrache les ficelles, le papier, le carton…
— Merde !
Le colis contenait trois cents manuels de cantiques édités par « l’Aumônerie générale des Prisonniers de Guerre ».
— Pour une vacherie, c’est une vacherie (208) !
*
Le 18 juillet 1944, pour la première fois dans la déjà longue histoire de Dachau, un jeune prêtre, le plus jeune d’ailleurs des blocks 26 et 28, réussissait à franchir les barbelés, officiellement, sans être libéré :
— Je partais (209) volontaire pour une destination inconnue, afin d’enregistrer un grand « arrivage » de Juifs. Jamais un prêtre du camp – nous étions à l’époque quelque deux mille « Pfarrer » dont la fiche portait la mention NAL (nicht aus dem lager) – n’avait pu sortir en Kommando extérieur. Par un curieux hasard, j’avais été versé au bureau des secrétaires de la « Politische Abteilung » et mon nouveau chef, le Hauptscharführer Kloppmann, ignorait ma qualité de prêtre. Mes amis et confrères me pressèrent d’accepter, et c’est ainsi que pendant huit mois j’allais enregistrer dans onze camps de Bavière et de l’Allgäu environ vingt-six mille Juifs. C’étaient des rescapés d’Auschwitz, de Bergen-Belsen, de Ravensbrück, des survivants de pogromes et des exterminations de Lituanie et de Hongrie, que l’approche foudroyante des Alliés ne permettait plus de liquider assez rapidement sur place, sans laisser de traces. Il y avait, dans un désordre indescriptible, des hommes, des vieillards, et des enfants, il y avait surtout des femmes !
— J’ai vu ainsi arriver près de Landsberg, le vendredi 24 novembre 1944, dans un état lamentable, mille deux cent cinquante-sept juives hongroises de Budapest (action Eichmann) ; elles avaient été traquées à pied depuis la frontière hongroise, plus mourantes que vives.
— Trois semaines plus tôt, le 1 er novembre, au camp Kaufering IV, j’avais été gratifié par le sinistre médecin Hauptsturmbannführer D r Mengele, d’une magistrale gifle, pour avoir essayé de retarder la procédure d’enregistrement de centaines de Polonaises arrivées d’Auschwitz, épuisées à un tel point qu’elles étaient incapables de donner leur nom.
— Le 5 mars 1945, je vis arriver à Burgau quatre cent quatre-vingts femmes juives, parties le 13 février de Ravensbrück au nombre de cinq cents. Pour ces trois semaines de transport, chaque prisonnière avait touché un seul pain, et vingt d’entre elles « seulement » étaient mortes en cours de route. L’on s’imagine l’état squelettique des survivantes. Rien n’est plus lugubre et laid, sinistre et atroce, que des femmes prisonnières, tondues, enrégimentées et sans défense derrière des barbelés, et souffrant mille morts dans leur corps, plus encore dans leur âme sensible. Je n’oublierai jamais l’horrible spectacle qui s’offrit à mes yeux lorsqu’un jour d’hiver 1944, sous la neige, à Kaufering Emmerich AG, je dus descendre sous terre, dans une sorte de baraque tanière, où – charnier vivant – gémissaient et râlaient une cinquantaine de femmes italiennes arrivées la veille de l’île de Rhodos. La puanteur et l’horrible aspect de cet antre de la mort étaient tels que, la femme sergent S.S. qui m’accompagnait, pistolet au poing, s’en trouva mal !
— Je n’oublierai pas non plus qu’une nuit je fus appelé dans une baraque, où une Hongroise venait d’accoucher d’un petit garçon Geörgy. Étendue à même le sol, sur un peu de paille, la mère malgré son angoisse reflétait le bonheur de sa maternité. L’enfant reçut un numéro et devint Zugang durch Geburt. Mais dès le lendemain la mère et l’enfant furent envoyés à Auschwitz, la fiche de transport portant la mention « Sonderbehandlung ». Leur crime était d’être deux bouches inutiles à nourrir et de ne pas appartenir à la race des vainqueurs.
Et la phrase de Léon Bloy me revint à l’esprit : « L’antisémitisme est le soufflet
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