Les souliers bruns du quai Voltaire
enfants, et s’il lui en faisait d’autres… Folie.
Il empala un asticot sur un hameçon et lança sa ligne. Le bouchon se mit à tanguer, frêle esquif dont la contemplation le délassait de ses tracas. Quelle sérénité de perdre son regard sur l’eau grise, de la voir soudain barattée au passage d’un bateau, de se savoir retranché du monde !
Il ne soupçonnait pas avoir été filé. Il ne remarqua pas davantage que, piètre acteur, Joseph Pignot manifestait une surprise affectée à le rencontrer en ce lieu incongru. En revanche, il n’apprécia guère que le filleul de Fulbert Bottier s’enracinât près de lui. La pêche était un bonheur solitaire. Ce fut pis quand Joseph commença à parler.
— J’ai entendu raconter que le meilleur appât…
— Attention, pas de potin, vous allez effrayer les poissons, marmotta l’élagueur.
— … que le meilleur appât est le ver de vase. On ne s’en procure que l’été, dommage, non ?
Gaétan Larue se retint de proférer un juron bien senti. Que comprenait ce morveux à l’art du braconnage aquatique ?
— J’ai ouï dire que l’asticot de tête de mouton gras et blanc est particulièrement prisé.
— Arrêtez, je vais dégueuler ! Je me sers de vers de farine, un point c’est tout. Taisez-vous, à la fin ! L’œil au bouchon, la main au ventre, hop ! un coup sec, on ferre.
— Vous dites qu’il ne faut pas de potin, observa Joseph, mais les omnibus, les piétons, les remorqueurs…
— Le poisson a l’habitude, seulement il ne frétille pas de lorgner de près des blairs tels que le vôtre.
Joseph observa une minute de silence en l’honneur du bouchon subitement emporté par un branchage. L’élagueur conspua l’obstacle, les fâcheux et la gent policière en s’efforçant de libérer sa ligne.
— Les flics sont de sérieux raseurs, ça ne fait pas l’ombre d’un pli. Penser qu’ils s’en sont pris à la cardeuse de matelas, cette bonne Mme Frouin ! Elle est tellement simplette qu’elle serait incapable d’imaginer le moindre crime, assura Joseph en admirant la dextérité avec laquelle Gaétan Larue avait démêlé le fil incontinent rejeté à l’eau.
— Comment ça, simplette ? C’est la crème des femmes, elle a de l’esprit, de l’humour et beaucoup de charme !
— Bref, selon vous, elle pourrait être coupable ?
— Jamais de la vie, nom d’un bonhomme en bois ! Elle est douce, vous saisissez ? Douce !
Joseph se souvint d’avoir serré la main de la cardeuse et d’en avoir conservé une douleur cuisante.
— Vous ne seriez pas épris d’elle, par hasard ?
— Moi, épris ? Vous êtes dingo, je suis un célibataire-né !
— Ça n’empêche rien. Prenez M. Mendole, ex-professeur au Collège de France…
Une clameur scella la bouche de Joseph. Le marchand de plumeaux avait ferré un goujon gros comme le pouce qui se tortillait au bout de son hameçon. Tous se récrièrent que c’était une superbe prise et félicitèrent l’heureux homme, qui détacha le goujon et lui rendit la liberté.
— Pourquoi le relâchez-vous ? Et la friture ? s’écria Joseph.
— Monsieur, la pêche est un sport noble, tuer n’est pas notre but, d’autant que ces créatures évoluant en eaux troubles sont fort indigestes. En revanche, nous prouver à nous-mêmes que nous sommes propres à régner sur la création divine à force de persévérance, et qu’en cas de succès la mansuétude humaine égale celle de notre Créateur, voilà qui vaut la peine de supporter de longues stations verticales par des températures extrêmes en écoutant malgré nous les propos oiseux de nos congénères.
Ce discours débité, le marchand de plumeaux rangea son attirail, se chargea de ses ballots et s’en alla.
— Il s’exprime rudement bien, ce pékin-là ! C’est un camelot ?
— Avant de vendre des plumeaux, il a longtemps exercé le sacerdoce de prédicateur. Un jour, d’après lui, une illumination céleste lui a ordonné d’oublier la résurrection pour se consacrer à la vie terrestre en aidant les gens à balayer devant leur porte. Au sens figuré, s’entend, expliqua le raccommodeur de porcelaine.
— Les plumeaux, ça m’intéresse, parce que j’en use plusieurs chaque année, souligna Joseph.
Les heures s’écoulèrent sans qu’il consentît à décamper ni à cesser d’évoquer les crimes qui défrayaient la chronique, notamment celui du décapité du quai
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