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Les souliers bruns du quai Voltaire

Les souliers bruns du quai Voltaire

Titel: Les souliers bruns du quai Voltaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Claude Izner
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l’énergie de fuir. L’estomac révulsé, elle parvint à refouler un hurlement et se rua dehors avec une promptitude et une vigueur dont elle ne se fût pas crue capable. Elle se mit à courir aussi vite que le lui permettaient ses varices.
    Quand elle atteignit l’église Saint-Eustache, l’aristocrate s’était esquivé, mais le père Mirette, qui avait chaussé ses lunettes, fut ébahi de cette galopade effrénée.
    — Y a le feu ? claironna-t-il.
     
    Une fois de plus, Joseph s’était levé de bonne heure. Le marchand de jouets de la rue de Rennes lui avait envoyé la veille au soir un billet l’avertissant qu’il s’était enfin procuré deux figurines de plomb, Cléo de Mérode et Chulalongkorn. La ballerine et le souverain du Siam avaient remporté un tel succès dans les boutiques des Boulevards que Daphné en avait été privée aux étrennes. Il n’avait que peu d’espoir d’offrir à Victor le porte-plume cinématographique franco-russe, à l’intérieur duquel s’embrassaient deux lilliputiens, Nicolas II et Félix Faure.
    — Le stock est épuisé, s’était désolé le boutiquier. Mais je ne renonce pas, un client m’a certifié être en mesure de m’en troquer un contre une affiche quasi neuve de Cyrano de Bergerac .
    Empli d’allégresse en dépit de son doigt encore douloureux, Joseph marchait d’un pas vif en tâtant les jouets au fond de sa poche, quand il perçut la rumeur.
    — Achetez L’Aurore  ! Après l’acquittement d’Esterházy, Clemenceau et Zola ripostent, du jamais lu ! hurlaient des camelots, vendant à tour de bras les paquets de journaux jetés sur leur épaule.
    Des groupes s’agglutinaient autour des kiosques, de l’église Saint-Germain à la Société de géologie. Joseph parvint à fendre la foule et à s’emparer d’un exemplaire.
    — Cinq centimes, siouplaît. Vous êtes veinard, j’en ai plus que trois de ces torchons ! Y en a même qu’en ont pris juste pour les réduire en cendre. Ah ! Il va fort, ce salaud de demi-Italien et de quart de Grec ! Il paraît que les presses ont roulé la nuit entière pour imprimer ses saletés, grogna la vendeuse.
    Mettant le cap sur la rue des Saints-Pères, Joseph parcourait le journal. À la « une » s’étalait, en caractères gras :
    J’ACCUSE… !
    L ETTRE AU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
    Par Émile Zola
    — Non, inouï, un cran pareil, quel phénomène !
    Il ouvrit la librairie dans un tel état d’exaltation qu’il trébucha sous le poids d’un contrevent et s’achoppa à Fräulein Becker, une habituée de la librairie qui faisait admirer sa dernière trouvaille.
    — Attention à mon affiche, monsieur Pignot ! J’ai eu un mal fou à la décoller d’une palissade ! Les Cycles Plasson , une merveille signée Robbe.
    — Nom d’un glocken… Mince, ils vont l’écharper, pourvu que sa maison soit bien gardée !
    — Mais de qui parlez-vous, jeune homme ? grinça une voix de crécelle.
    Olympe de Salignac dévisageait Joseph à travers son face-à-main, outrée de cet accueil.
    — Je vous ai réclamé Le Secret de Gertrude d’André Theuriet il y a presque deux semaines. Vous l’avez reçu ? Je dois encore distribuer mes cartes de visite de Nouvel An chez cinq amies, j’ai beaucoup de retard et je…
    — Écoutez ça !
    « J’accuse le lieutenant-colonel du Paty de Clam d’avoir été l’ouvrier diabolique de l’erreur judiciaire… J’accuse le général Billot d’avoir eu entre les mains les preuves certaines de l’innocence de Dreyfus et de les avoir étouffées… J’accuse le général de Boisdeffre et le général Gonse de s’être rendus complices du même crime… J’accuse le général de Pellieux et le commandant Ravary d’avoir fait une enquête scélérate… »
    — Ah ! Il ne mâche pas ses mots, c’est prodigieux, enfoncé, Gaboriau !
    — Gaboriau ? Quel rapport ? Est-ce de ce traître israélite dont vous nous assourdissez les tympans ? Qui a rédigé ces insanités ?
    La comtesse Olympe de Salignac s’escrimait à saisir le journal brandi par Joseph.
    — C’est une infamie ! On devrait interdire des monstruosités de cet acabit !
    — Je sais contre quelle horreur vous vous révoltez, ma chère, et je suis d’accord avec vous, modula Mathilde de Flavignol, entrée en catimini à la suite de la comtesse. Moi aussi je suis atterrée par cette mode, une bête vivante chamarrée de gemmes que les femmes du monde

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