Les souliers bruns du quai Voltaire

confitures . C’était la faute de Philomène si elle avait confondu ce livre précieux avec un ouvrage sans valeur, quelle lubie de protéger les couvertures de ce papier marbré ! Elle allait procéder à la substitution, l’affaire serait close, adieu les ennuis. Son fils la tannait.
    Elle longea L’Ange gardien , tapis franc qui exposait son enseigne presque à l’angle de la rue Pirouette 1 , près de Saint-Eustache. C’était un repère de surineurs, et elle se signa en prononçant trois fois de suite un « Jésus-Marie-Joseph » destiné à la prémunir d’un éventuel pépin. Malgré sa curiosité, elle accéléra l’allure devant la confiserie coincée entre une boutique de blanchisseuse et une remise de voitures à bras. Si elle s’était écoutée, elle eût cédé à la tentation d’acheter des pralines pour Daphné. Elle ralentit au milieu des files de maraîchers dont les carrioles s’efforçaient de se délester de leurs hottes. Langoustes et volailles la menacèrent ensuite, avant qu’elle comprît qu’elle s’était égarée.
    « Rue Montorgueil, c’n’est pas ça, je suis rue Mondétour, je ne reconnais rien, je suis montée trop haut, l’ Auberge du Compas d’or , quelle idiote ! »
    Elle était piégée au fond d’une immense cour où des tas de fumier attiraient des poules que fixaient d’un œil torve les chevaux peuplant le rez-de-chaussée. Elle évita une pintade et chassa de la main une chèvre désireuse de brouter les franges de son manteau.
    Furieuse, elle rattrapa la rue encombrée de boucheries et de triperies où flottait l’odeur du sang. Elle tourna à droite, puis à gauche, incommodée par des relents de pharmacie et de pommes de terre brûlées.
    Non loin du domicile de Philomène, elle heurta un individu qu’elle avait déjà remarqué rue des Saints-Pères, en compagnie du cousin de sa copine Micheline Ballu, un drôle de type fagoté en aristocrate du temps de la Révolution. Il échangeait des plaisanteries avec un aveugle qui ne paraissait guère souffrir de son infirmité, car il frottait ses verres de lunettes d’un mouchoir aussi large qu’une taie d’oreiller et dardait des regards ironiques sur son interlocuteur.
    — Holà, ma petite dame, dit-il, zyeutez où vous mettez les arpions, ça va, pas de bobo ?
    Légèrement étourdie, elle fit quelques pas flageolants en murmurant des invectives.
    — Puisque je vous le dis ! reprit l’aveugle sans lui prêter attention. C’est devenu si rentable qu’il vend des bouchons de carafe, des coquillages, des sujets de bronze et même des clés ! Il fournit également des jeux de cartes. Ah ! les bouquinistes, c’est des phénomènes, il y en a qui n’ont pas un seul livre dans leurs boîtes !
    — Ils devraient se consacrer aux asticots, vu le nombre de pêcheurs à la belle saison, répondit l’aristocrate sans quitter Euphrosine des yeux. J’ai un voisin qui en élève en utilisant des charognes dans sa mansarde. Bonsoir, on se languit de moi rue Chanoinesse pour un championnat de mariage 2 .
    Il avait repéré cette femme aux formes généreuses toujours armée de cabas, mais où ?
    Écœurée, Euphrosine fonça chez son amie.
    « Pourvu qu’elle soit là, pourvu qu’elle soit là », ne cessait-elle de se répéter en martelant la porte qui s’entrebâilla.
    — Coucou ! Philomène ?
    Pas de réponse.
    « C’n’est pas ordinaire, d’habitude elle se boucle à double tour… Quel fumet ! Ça sent les œufs pourris. La Philomène, elle néglige son ménage. »
    Elle avança au jugé dans le corridor obscur. Et si un cambrioleur lui sautait dessus ? Un carré blafard signala que le volet de la cuisine n’avait pas été fermé. Quelque chose crissa sous sa semelle. Alarmée, elle s’immobilisa et discerna un buste infléchi vers l’avant.
    — Philomène, ça va ?
    Elle tâta la main coincée dans la poignée du chaudron, elle était glacée. Soudain, le bras glissa, le corps se ratatina sur le carrelage.
    Euphrosine sursauta et percuta une étagère.
    — Jésus-Marie-Joseph, au secours !
    Son visage vira au blanc.
    — Faut que je parte, faut que je parte, haleta-t-elle, étranglée par une bouffée d’angoisse.
    Elle ne voyait plus le chaudron ni le cadavre de Philomène. Si la cuisine s’était écroulée à ses pieds, elle n’eût pas été moins terrorisée. Elle prit conscience brusquement de l’horreur de la situation et la peur lui insuffla