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Les souliers bruns du quai Voltaire

Les souliers bruns du quai Voltaire

Titel: Les souliers bruns du quai Voltaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Claude Izner
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chaussons en feutre, ainsi nous éviterons les traces, leur souffla-t-il. Madame Pignot, tirez les rideaux.
    Euphrosine faillit s’étaler. Elle s’inclina, posa l’index sur une substance visqueuse, le suça.
    — Câpres, claironna-elle. Attention, y a du verre ! Mon Dieu, quelle odeur !
    — C’est elle ?
    Précautionneusement, Raoul Pérot se courba sur le corps prostré.
    — Oui, c’est elle, ma pauvre Philomène, vous voyez bien qu’elle est trépassée, m’sieu Legris. Qui a pu faire une chose pareille ? C’est monstrueux !
    Victor s’aperçut que ses paumes étaient moites. Les yeux opaques de la femme tassée à ses pieds le fixaient sans le voir.
    — Le corps est froid et rigide, elle est morte depuis pas mal de temps, constata Raoul Pérot.
    Victor était si profondément secoué qu’il ne pouvait répondre. L’émotion le submergeait telle une vague d’eau trouble et le laissait sans souffle.
    — Je déteste ça, vraiment, parvint-il à murmurer d’un ton presque absent, comme un homme qui vient de s’éveiller. Madame Pignot, je suggère que vous partiez en quête du Traité des confitures sur-le-champ.
    — Je me mets en chasse, plus vite je filerai d’ici, mieux je me sentirai… Oh ! saperlotte, le v’là, en d’sous la table ! Merci petit Jésus !
    Elle se mit à quatre pattes et ramassa le Traité des confitures couvert du papier marbré qu’affectionnait son amie.
    — Aïe, mes reins ! gémit-elle en tendant l’ouvrage à Victor, qui l’examina et le montra à Raoul Pérot.
    — Observez cette légère marque, on dirait qu’il a été attaché par un lien quelconque, c’est vous qui avez fait ça, madame Pignot ?
    Il recouvrait enfin un semblant de sang-froid.
    — Non, j’vous l’jure.
    — Madame Pignot, ayez l’obligeance de nous laisser seuls.
    — Attendez… Y a du bruit dans la chambre à coucher. Faut que je vérifie si c’est ce que je pense.
    Elle revint munie d’une cage où voletaient deux perruches.
    — C’est Titine et Fifi, j’vais les emporter, c’n’est pas qu’ça me ravisse, parce que question raffut, ces volatiles, c’est des champions, mais impossible d’y couper, sinon ils vont crever.
    — Remettez-les en place, madame Pignot, lui intima Raoul Pérot. Nous sommes censés ne rien déplacer. Le concierge s’en chargera quand la police aura procédé à la levée du corps.
    Euphrosine s’exécuta à regret. Elle s’assura que nul malandrin ne la guettait, fit quelques pas dans la cour et réapparut aussitôt.
    — Une minute, j’ôte les chaussons qu’vous m’avez prêtés, c’est une vraie patinoire ! Et v’là votre bougie.
    Après un bref signe d’adieu elle se fondit dans la grisaille où virevoltaient des flocons. Elle avait oublié de déposer le recueil couvert de papier marbré bleu et rouge que Philomène avait confondu avec le Traité des confitures.
    — Ça sent l’encaustique et le caramel, le même parfum que chez ma grand-mère, l’urine de chat en moins, nota Raoul Pérot.
    Ils retournèrent à la cuisine, où la lampe dessinait des cornes diaboliques sur les murs ornés de chromos du général Boulanger. Une ribambelle de bibelots engorgeait le haut d’un buffet coiffé d’une nappe brodée de fleurs. Raoul Pérot se pencha, intrigué.
    — On n’a rien dérangé, dit Victor. Une tour Eiffel, un Parthénon, une pyramide en résine, une gondole de Venise, un Colisée en stuc, une cathédrale de Westminster, non, ces merveilles n’ont pas eu l’heur de séduire le criminel. Pas plus que cette série de paroissiens… Quelle collection ! Napoléon I er , Béranger, Hugo, Thiers… Intacts.
    — Elle porte des plaies contuses à la nuque. Plusieurs coups ont été assenés.
    — Pérot, regardez les bouquins sur l’étagère, ils se sont effondrés sur le côté, sans doute parce qu’un des serre-livres fait défaut, ils vont par paire, or il n’y en qu’un.
    Victor saisit un groupe équestre de bronze. En selle sur un cheval rigide à la patte antérieure gauche dressée, le cavalier était accoutré d’un costume d’opérette : bottes à éperons, pantalon moulant les cuisses, redingote ceinte d’une large écharpe, bicorne à plumet.
    Monture et socle compris, l’objet mesurait une trentaine de centimètres. Il était très lourd.
    — Les bords de la plaie sont écrasés et forment un angle droit. Empreinte caractéristique d’un instrument rectangulaire contondant.

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