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Les souliers bruns du quai Voltaire

Les souliers bruns du quai Voltaire

Titel: Les souliers bruns du quai Voltaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Claude Izner
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des Batignolles, l’Anglaise en renversa son thé.
    —  My God  : Paris !
    Djina défroissa sa jupe, elle était heureuse de rentrer et mélancolique de retrouver la monotonie de journées plus ternes où elle ne rejoindrait Kenji que le soir.
    — Ça, mademoiselle, c’est la rue de Rome, voilà, on est gare Saint-Lazare. Vous descendez à l’hôtel Terminus  ? s’enquit le courtier en vins.
    Mais l’Anglaise attrapait sa mallette et fourrait son réchaud dans un sac.
    —  Good by, sir , mon fiancé se languit.
    Frustré, le courtier en vins la regarda se perdre dans la foule.
    Au coude à coude, Djina et Kenji se forcèrent une trouée au milieu de la foule. Des pieds, des pieds partout, prêts à écraser les leurs. Des chaussures vernies à bouts arrondis ou carrés, des talons effilés, des bottines de chevreau, des croquenots de bagotiers, des godillots de lampistes… Ce flot ininterrompu de semelles endiablées courait au-devant de la vie, de la mort. Des appels fusaient, des talons pilaient, se mettaient de nouveau en branle, se poursuivaient, se croisaient en un ballet désordonné.
     
    Les souliers bruns s’engagèrent dans l’escalier plongeant sous l’immeuble. Une porte massive s’ouvrit. Une bougie fut posée sur un établi, des mains gantées soulevèrent le couvercle d’une malle, saisirent un objet rond enveloppé de chiffons et le déposèrent au fond d’un cabas. Quelle situation tortueuse ! On se met à accomplir une chose simple et nécessaire, et aussitôt surgissent des dizaines de détails également nécessaires mais qui, vu leur nombre, finissent par créer des complications quasi inextricables. Sérier les tâches, le temps pressait. Il fallait se débarrasser cette nuit de ce crâne compromettant. Le plan était peaufiné, la mystification d’ores et déjà amorcée.
     
    Trois ballons jaunes gonflés à l’hélium avaient été dérobés à l’heure de la pause à une cardeuse de matelas installée avec ses collègues sous le pont du Carrousel. Ce larcin avait provoqué un joli scandale, la propriétaire affirmant que la coupable était cette péronnelle d’Aspasie Boutefas, une vieille fille jalouse des enfants des autres.
    Sous la voûte du pont Royal, un modeste chantier dressait ses palissades à un mètre du mur dont les parpaings descellés exigeaient des travaux. Une silhouette accroupie, dissimulée à la vue, manipulait un objet rond englué dans un filet. Celui-ci fut relié aux fils cramoisis qui maintenaient les ballons entre eux. La silhouette camoufla son précieux chargement sous une pile de sacs vides et le recouvrit de gravats avant de s’éloigner rapidement.
    Quand le jour déclinant chassa les cardeuses divisées en deux camps, celui d’Aspasie Boutefas et celui d’Angélique Frouin, prémices de l’antagonisme des Français selon qu’ils seraient ou non partisans du capitaine Dreyfus, les ballons furent délivrés. Ils hésitèrent un long moment, à l’affût d’un souffle susceptible de les entraîner. Enfin, il y eut un appel d’air. Les ballons et leur fret montèrent, montèrent, de plus en plus haut. La grappe jaune tournoya au-dessus de la Seine, obliqua quai du Louvre, puis louvoya en direction du jardin des Tuileries. S’accrocherait-elle à une branche, ou au mitron d’une des cheminées d’un édifice, rue de Rivoli ? Qu’importe ! Tôt ou tard, on la trouverait. Le sol crissa, les souliers bruns rejoignirent le quai Voltaire, atteignirent le Pont-Neuf et dévalèrent les marches qui menaient à la pointe de l’île de la Cité.
    Les ballons continuaient leur voyage. Brinquebalée au gré du vent, une tête aux yeux dilatés survolait un Paris ignoré. Une aiguille de pierre jaillit de la place de la Concorde, suivie d’une interminable avenue où s’alignaient davantage d’arbres que d’hôtels particuliers. Tout en bas palpitaient des lumignons qui aboutissaient à l’Arc de Triomphe. On eût dit qu’une boîte à jouets avait été répandue sur le sol. Babioles, ces immeubles aux toits ardoise. Babioles, ces attelages miniatures tractés par de minuscules chevaux. Un vaste jeu de construction, la perspective des Ternes, des Batignolles, de Montmartre.
    Une haleine froide infléchit la course de l’étrange aérostat vers une étendue végétale lentement avalée par le crépuscule. Douze heures s’écouleraient avant qu’un couple de pies du bois de Boulogne vînt picorer cette grappe jaune avachie dans

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